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l’infortune. Le bonheur des hommes est si mêlé d’orgueil et d’égoïsme, qu’il m’ennuie et me dégoûte, mais il me reste dans l’âme une longue et douce impression quand j’ai pleuré avec des malheureux.

— Hélas ! reprit Ludovic après une courte pause, voici l’époque de ma vie dont le souvenir est le plus-amer ; c’est le temps où j’ai senti chanceler dans mon cœur les serments qui m’unissaient à mon amie… Aujourd’hui, je rougis de ma faiblesse. Mon Dieu ! par quels malheurs il m’a fallu passer pour arriver à cette criminelle hésitation !

J’avais, dans toute la sincérité de mon cœur, juré à Marie que je l’aimerais toujours. L’obstacle qu’on opposait à mon amour, quelque grave qu’on le représentât à mes yeux, me semblait puéril et méprisable. Que m’importait un préjugé social, quand j’avais pour moi le cœur de Marie ? Mais lorsque, rentré dans le monde, et sujet à ses froissements, je me trouvai en face de ce préjugé puissant, inflexible, répandu dans toutes les classes, accepté par tout le monde, dominant la société américaine, sans qu’aucune voix s’élève pour le combattre ; écrasant ses victimes sans réserve, sans pitié, sans remords ; lorsque je vis, dans les États libres de l’Union, la population noire couverte d’un opprobre pire peut-être que l’esclavage ; toutes les personnes de couleur flétries par le mépris publie, abreuvées d’outrages, encore plus dégradées par la honte que par la misère : alors je sentis s’élever en moi de terribles combats… Tantôt saisi d’indignation et d’horreur, je me croyais assez fort pour lutter seul contre tous ; mon orgueil se plaisait à rencontrer pour adversaire tout un peuple, le monde entier !… mais, après ces nobles élans, je retombais en présence de mille réalités décourageantes, et je me demandais quel serait mon sort ; quel serait celui de Marie elle-même, au sein de tant d’amertume et d’ignominie ! j’hésitai : ce fut là mon crime… Cependant mon cœur n’était point dupe des sophismes de ma raison. Marie, me disais-je, serait malheureuse quand nous serions unis ; mais ne le serait-elle pas davantage si notre union ne se formait jamais ? Cesserait-elle d’être une pauvre femme de couleur, parce que je lui aurais manqué de foi ! Le monde ne l’accablerait-il plus de son mépris, parce