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comme le nôtre, ne doit point finir, fatigue et décourage les cœurs les plus compatissants…

Mon ami, ajouta-t-elle avec un accent presque solennel, vous ne comprenez rien à mon sort ici-bas ; parce que mon cœur sait aimer, vous croyez que je suis une fille digne d’amour ; parce que vous me voyez un front blanc, vous pensez que je suis pure… mais non… mon sang renferme une souillure qui me rend indigne d’estime et d’affection… Oui ! ma naissance m’a vouée au mépris des hommes !… Sans doute cet arrêt de la destinée est mérité… Les décrets de Dieu, quelquefois cruels, sont toujours justes !…

Puis, me trouvant inébranlable dans mes sentiments : — Vous ne savez pas, me dit-elle, que vous vous déshonorez en me parlant ? Si l’on vous voyait près de moi dans un lieu public, on dirait : Cet homme perd toute bienséance ; il accompagne une femme de couleur.

Hélas ! Ludovic, contemplez sans passion la triste réalité : associer votre vie à une pauvre créature telle que moi, c’est embrasser une condition pire que la mort.

N’en doutez pas, ajouta-t-elle d’une voix inspirée, c’est Dieu lui-même qui a séparé les nègres des blancs… Cette séparation se retrouve partout : dans les hôpitaux où l’humanité souffre, dans les églises où elle prie, dans les prisons où elle se repent, dans le cimetière où elle dort de l’éternel sommeil.

— Eh quoi ! m’écriai-je, même au jour de la mort ?…

— Oui, reprit-elle avec un accent grave et mélancolique ; quand je mourrai, les hommes se souviendront que, cent ans auparavant, un mulâtre exista dans ma famille ; et si mon corps est porté dans la terre destinée aux sépultures, on le repoussera de peur qu’il ne souille de son contact les ossements d’une race privilégiée… Hélas ! mon ami, nos dépouilles mortelles ne se mêleront point sur la terre ; n’est-ce pas le signe que nos âmes ne seront point unies dans le ciel ?…

— Cesse, m’écriai-je, ô ma bien-aimée, cesse, je t’en conjure, un langage qui déchire mon cœur… Pourquoi ta honte ? pourquoi tes larmes ?

La honte est aux méchants qui font gémir l’innocence ! Et, si tu m’aimes, la source de tes pleurs sera bientôt tarie, laisse