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dans ses regards irrités. Marie, la tête penchée sur son sein, cachait son visage à tous les yeux.

Pour moi, j’écoutais, incertain si je saisissais bien le langage étrange dont mon oreille était frappée ; cependant rien n’était obscur dans les paroles que je venais d’entendre.

Je sentis se révolter mon cœur et ma raison.

— Voilà donc, m’écriai-je, ce peuple libre qui ne saurait se passer d’esclaves ! L’Amérique est le sol classique de l’égalité, et nul pays d’Europe ne contient autant de servitude ! Maintenant je vous comprends, Américains égoïstes ; vous aimez pour vous la liberté ; peuple de marchands, vous vendez celle d’autrui !

À peine avais-je prononcé ces mots, que j’eusse voulu les rappeler à moi ; car je craignais d’offenser le père de Marie.

L’indignation avait saisi mon âme. La fille de Nelson, me voyant irrité d’abord, puis rêveur, se méprit sur les sentiments dont j’étais animé.

— Ludovic, me dit-elle d’une voix à demi éteinte, pourquoi ces regrets ? ne vous l’avais-je pas dit ? je suis indigne de votre amour !

Je lui répondis : — Marie, vous devinez mal ce qui se passe au fond de mon cœur. Il est vrai que mes sentiments pour vous ne sont plus les mêmes : je vous sais malheureuse : mon amour s’accroît de toute votre infortune.

— Ami généreux, s’écria Georges en me tendant la main, vous parlez noblement.

Et un rayon de joie éclaira tout à coup ce front sinistre et sombre.

Cependant Nelson demeurait impassible. Quand il vit nos émotions un peu calmées, il me dit : — L’enthousiasme vous égare, mon ami ; prenez garde à l’entraînement d’une passion généreuse… Hélas ! si vous contemplez d’un œil moins prévenu la triste réalité, vous n’en pourrez soutenir l’aspect, et vous reconnaîtrez qu’un blanc ne saurait s’allier à une femme de couleur.

Je ne puis vous peindre le trouble que ces paroles jetaient dans mon esprit. Quelle situation étrange ! à l’instant où Nelson me parlait ainsi, je voyais près de moi Marie, dont le teint surpassait en blancheur les cygnes des grands lacs.