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rage. Ce doute était coupable ; car j’ai trouvé des forces pour supporter ma misère, et le Ciel ne m’a point abandonné.

» Je quittai la Nouvelle-Orléans, où j’étais en but à trop de mauvaises passions, et déchiré par trop de cruels souvenirs. Je me suis fixé à Baltimore, où personne ne connaît la tache de mon alliance, ni le vice dont est souillée la naissance de mes enfants.

» Depuis dix ans que j’habite cette ville, j’y ai formé de nouvelles relations ; je m’y suis fait un nouveau crédit, et j’ai retrouvé la fortune sans le bonheur, qui ne saurait plus exister pour moi.

» Nous vivons ici dans une apparente tranquillité : le trouble n’est que dans nos âmes.

» Tout le monde ignore la honte de mes enfants, mais chaque jour on peut la découvrir. On nous aime, on nous honore, parce qu’on ne sait pas qui nous sommes. Un seul mot d’un ennemi bien informé pourrait nous perdre : nous ressemblons au coupable que la société croit innocent, et qui n’ose accepter la considération publique, parce que trop de honte suivra la révélation de son crime.

» Georges, dont le caractère noble et fier s’indigne des injustices du monde, se croit l’égal des Américains ; et, si je ne l’eusse supplié, au nom de sa sœur, qu’il aime avec passion, de garder le silence, cent fois il aurait, à la face du public, révélé sa naissance, et bravé l’opinion.

» Au contraire, soumise à son destin et résignée, Marie cherche l’ombre et l’isolement. Tel est le secret de son aversion pour la société. Ah ! certes, elle surpasse toutes les femmes de Baltimore en esprit, en talent, en bonté ; mais elle n’est point leur égale.

» Je vous devais, mon jeune ami, cet aveu de notre infortune… L’hospitalité m’en faisait une loi. Vous cherchez le bonheur sur la terre ; hélas ! vous ne le trouverez pas parmi nous… Ailleurs, les joies du monde ! ici, les chagrins et les sacrifices ! »

Ainsi parla Nelson. Pendant ce récit, son visage austère parut quelquefois s’émouvoir. Georges frémissait sur son siège ; sa colère muette éclatait dans ses gestes brusques et