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la misère de l’homme ; mais, en interrogeant le passé, les souvenirs de ma jeunesse, mes longues infortunes et mes impressions présentes, je reconnus une vérité, triste et dernier fruit des expériences de ma vie : c’est que, tout en voyant mes erreurs, j’en subissais encore le joug ; que, dès l’âge le plus tendre, j’avais entretenu des illusions qui n’avaient pas cessé de m’être chères, depuis que je les avais abandonnées. Les premiers égarements de mon esprit m’avaient entraîné dans un monde fantastique où j’avais long-temps rêvé mille chimères ; et depuis que le voile qui couvrait mes yeux était tombé, je pouvais bien juger sainement le monde réel, mais non m’y plaire.

Je savais qu’il fallait s’attendre à trouver parmi les hommes beaucoup de mal, et ne pouvais supporter un monde où tout n’était pas bien. J’apercevais clairement l’impossibilité d’atteindre le but premier de mes ardents désirs, et j’avais renoncé à le poursuivre ; mais le but raisonnable auquel il est sage de viser n’avait aucun attrait pour moi ; en discernant le bonheur qu’on peut se procurer ici-bas, je me sentais incapable d’en jouir… Pour avoir trop long-temps vécu en dehors de la société, j’y étais devenu impropre… et mon imagination avait si long-temps nourri des rêves de perfection idéale, qu’elle ne pouvait plus rentrer dans les voies ordinaires de l’humanité… Je subissais le joug de l’habitude, chose si méprisable et si puissante.

Ce dégoût que m’inspira le monde n’excitait en moi aucune haine, et je reconnaissais que d’autres pouvaient aimer cette société imparfaite dans laquelle je ne pouvais pas vivre.

Je comprenais le bonheur de la bienfaisance se résignant à voir des maux qu’elle ne peut guérir ; le bonheur de la vertu souvent étroite dans ses vues, et impuissante dans ses actes, mais toujours heureuse de son intention pure ; celui d’une intelligence supérieure gouvernant les hommes, et s’abaissant, quand il le faut, au niveau des esprits vulgaires et des petitesses de la vie. Mais, en admettant l’existence de ce bonheur, je n’en voulais pas, parce que j’avais conçu l’idée d’un bonheur plus grand, plus pur, plus complet : celui-ci me manquait, parce que je n’avais pu l’atteindre ; je repoussais l’autre qui me paraissait méprisable.