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services de cette nature. Cet homme trouva tout aussitôt à sa disposition un Indien de la tribu des Ottawas… il fut convenu que je donnerais deux dollars, l’un pour le guide, l’autre pour celui qui me l’avait procuré. Cet arrangement me paraissait équitable ; mais le marchand, auquel je remis l’argent, garda le tout pour lui, et donna en compensation à l’Indien un lambeau d’étoffe usée, une espèce de haillon dont le sauvage parut fort satisfait. Après cela, contestez donc aux blancs leur supériorité sur les hommes rouges. Jusqu’à Pontiac quelques bruits du monde civilisé viennent encore de loin en loin troubler le silence des solitudes ; mais au-delà commence le pouvoir absolu de la forêt sauvage.

On n’entre point dans ce monde nouveau sans éprouver une secrète terreur. Plus de villages, plus de maisons, plus de cabines, plus de routes, plus de voies frayées. La hache et la cognée n’ont jamais flétri cette végétation qui s’étend sur la terre en souveraine, et dérobe le ciel à tous les regards ; l’industrie humaine n’a point souillé cette nature vierge. Vous heurtez à chaque pas des arbres renversés ; mais ces ruines ne sont pas de l’homme ; elles sont l’œuvre du temps. Dans nos forêts d’Europe les vieux arbres sont encore jeunes ; on ne leur donne point le temps de mourir ; on les tue dans l’âge de la vie. Leurs cadavres utiles à l’homme disparaissent aussitôt, et n’attristent point les regards. Telle n’est pas la forêt primitive de l’Amérique. On y trouve confondues les générations vivantes et celles qui ne sont plus ; au-dessus de nos têtes se balançait la verdure emblème de vie ; à nos pieds gisaient les rameaux brisés, les troncs vermoulus, débris de la mort. Ainsi s’avanceraient les hommes parmi des ossements, sans la pitié des tombeaux, qui rend la vie des enfants moins misérable, en leur cachant le néant des aïeux.

Nous marchions à travers les arbres de la forêt sans distinguer les traces du sentier que nous suivions sur la foi d’un sauvage. Onitou (c’était le nom de notre guide) portait sur son visage une expression de dureté et un air farouche qui sont communs à sa race ; il était maître de nos existences. Il pouvait nous trahir, exécuter quelque dessein funeste ; pour nous perdre, c’était assez qu’il échappât à notre vue, et nous livrât à nous-mêmes.