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et celle des plaisirs ? comment se ferait cette division de bonne chance et de mauvais sort ? la part de l’infortune n’excéderait-elle point nos forces ? le ciel nous enverrait-il, au moins par intervalles, un jour calme et serein pour sécher les pluies de l’orage, et nous reposer des secousses de l’ouragan ?

Et regardant au plus loin de l’horizon, qu’avait agrandi ma rêverie, j’y cherchais quelques douces clartés ; mais le plus souvent, je n’y voyais qu’un nuage triste et sombre. Tantôt, dans ma faiblesse, je pliais sous le découragement ; une autre fois, relevant la tête avec orgueil, je me demandais si ces menaces de l’avenir ne pouvaient pas être conjurées.

Au milieu de ces alternatives de force et d’infirmité, de courage et de désespoir, il me vint une grande pensée, qui se présenta lumineuse à mon esprit, et me saisit d’enthousiasme en ranimant dans mon sein la flamme à demi éteinte de mes premières espérances.

Je venais de voir la société américaine dominée par un préjugé qui blessait ma raison, mon intérêt et mon cœur. Ce préjugé devait-il durer éternellement ? Je ne le pouvais croire. J’entendais dire sans cesse que chaque jour l’opinion publique s’éclairait sur ce point. Serait-il donc impossible de hâter ce progrès des esprits ? Quelle gloire pour l’homme appelé par son destin ou par son génie à redresser une si funeste erreur ! Si j’étais cet homme ! si j’anéantissais chez les Américains une haine aveugle et cruelle ! je n’aurais pas seulement le mérite et la joie d’une noble action, je recevrais encore le bonheur pour récompense ! L’odieuse prévention qui flétrit la race noire étant corrigée, Marie ne serait plus réprouvée parmi les femmes ! Eh bien ! j’entreprendrai de grands travaux ! je veux briller dans les lettres et dans les arts ! mon ambition doit être sans limites, car le but est immense ! un succès sera le gage d’un autre succès. Si je m’élevais jusqu’à la célébrité ! Si, dans cette contrée novice, je faisais, poète inspiré, vibrer des âmes vierges d’enthousiasme ! Alors je deviendrais un homme puissant dans ce pays, où l’opinion publique est souveraine ! Alors je dirais à ce monde accoutumé de m’entendre : « Il est une femme que vous haïssez ; moi, je l’aime ; vous lui jetez vos mépris ; moi, je l’entoure de mes adorations. Une femme de couleur, dites-vous. Non, détrompez-vous,