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EUGÉNIE, ACTE I, SCÈNE VIII.

le comte, surpris.

Le père est avec elles ?

drink.

Sans lui et sans un vieux procès qu’on a déterré je ne sais où, aurait-on trouvé un prétexte à ce voyage ?

le comte.

Surcroît d’embarras ! Et elles sont ici ?

drink.

D’hier au soir.

le comte.

Que dit-on de mon absence ?

drink.

Mademoiselle a beaucoup pleuré.

le comte.

Ah ! je suis plus affligé qu’elle. Mais n’a-t-il rien percé du projet de mariage ?

drink.

Oh ! le diable gagne trop à vos desseins pour y nuire.

le comte, avec humeur.

Je crois que le maraud s’ingère…

drink.

Parlons, milord, sans vous fâcher. Voilà une fille de condition qui croit être votre femme.

le comte.

Et qui ne l’est pas, veux-tu dire ?

drink.

Et qui ne peut tarder à être instruite que vous en épousez une autre. Quand je pense à ce dernier trait, après le diabolique artifice qui l’a fait tomber dans nos griffes… Un contrat supposé, des registres contrefaits, un ministre de votre façon… Dieu sait… Tous les rôles distribués à chacun de nous, et joués… Quand je me rappelle la confiance de cette tante, la piété de la nièce pendant la ridicule cérémonie, et dans votre chapelle encore… Non, je crois aussi fermement qu’il n’y aura jamais pour vous, ni pour votre intendant qui fit le ministre, ni pour nous qui servîmes de témoins…

le comte fait un geste furieux qui coupe la parole à Drink, et après une petite pause dit froidement :

Monsieur Drink, vous êtes le plus sot coquin que je connaisse. (Il tire sa bourse et la lui donne.) Vous n’êtes plus à moi : sortez ; mais si la moindre indiscrétion…

drink.

Est-ce que j’ai jamais manqué à milord ?

le comte.

Je déteste les valets raisonneurs, et je me défie surtout des fripons scrupuleux.

drink.

Eh bien, je ne dirai plus un seul mot : usez de moi comme il vous plaira. Mais pour la demoiselle, en vérité, c’est dommage.

le comte.

Vous faites l’homme de bien ; mais, à la vue de l’or, votre conscience s’apaise… Je ne suis pas votre dupe.

drink.

Si vous le croyez, mon maître, voilà la bourse.

le comte, refusant de la prendre.

Cela suffit : mais qu’il ne vous arrive jamais… Approchez. Puisqu’on ne sait rien de ce fatal mariage…

drink.

Fatal ! qui vous force à le conclure ?

le comte.

Le roi qui a parlé, mon oncle qui presse, des avantages qu’on ne rencontre pas deux fois en la vie. (À part.) Et, plus que tout, la honte que j’aurais de dévoiler mon odieuse conduite.

drink.

Mais comment cacher ici…

le comte, rêvant.

Oh ! je… Quand une fois je serai marié… Et puis, elles ne verront personne… Cette maison, quoiqu’assez près de mon hôtel, est dans un quartier perdu… Je ferai en sorte qu’elles repartent bientôt. Va toujours m’annoncer ; cette visite préviendra les soupçons…

drink, se retournant.

Les soupçons ! Qui diable oserait seulement penser ce que nous exécutons, nous autres ?

le comte.

Il a raison. (Il le rappelle.) Écoute, écoute.

drink.

Milord ?

le comte, à lui-même, en se promenant.

Je crois que la tête a tourné en même temps à tout le monde. (À Drink.) Ont-elles déjà reçu des lettres ?

drink.

Pas encore.

le comte, à lui-même, en se promenant.

C’est mon intendant… Parce qu’il est prêt à rendre l’âme… Il me mande… Il me fait une frayeur avec ses remords… Le malheureux !… Après m’avoir lui-même jeté dans tous ces embarras… Je crains qu’avant de mourir il ne me joue le tour d’écrire ici la vérité. (À Drink.) Tu iras toi-même à la poste.

drink.

Oui. milord.

le comte.

Prends-y garde, au moins. Il ne faudrait qu’une lettre comme celle que j’en reçois… Tu connais son écriture.

drink.

J’entends. Tout ce qui viendra de là…

le comte.

Fort bien. Va m’annoncer.

(Drink sort par la porte qui conduit chez madame Murer.)



Scène VIII


le COMTE, seul, se promenant avec inquiétude.

Que je suis loin de l’air tranquille que j’ai