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MÉLANGES

VERS ET CHANSONS

GAIETÉ FAITE À LONDRES

adressée

À L’ÉDITEUR DE LA CHRONIQUE DU MATIN.

6 mai 1776
Monsieur l’Éditeur,

Je suis un étranger français, plein d’honneur. Si ce n’est pas vous apprendre absolument qui je suis, c’est au moins vous dire, en plus d’un sens, qui je ne suis pas ; et, par le temps qui court, cela n’est pas tout à fait inutile à Londres.

Avant-hier au Panthéon, après le concert et pendant qu’on dansait, j’ai trouvé sous mes pieds un manteau de femme, de taffetas noir, doublé de même et bordé de dentelle. J’ignore à qui ce manteau appartient ; je n’ai jamais vu, pas même au Panthéon, la personne qui le portait, et toutes mes recherches depuis n’ont pu rien m’apprendre qui fût relatif à elle.

Je vous prie donc, monsieur l’Éditeur, d’annoncer dans votre feuille ce manteau trouvé, pour qu’il soit rendu fidèlement à celle qui le réclamera.

Mais afin qu’il n’y ait point d’erreur à cet égard, j’ai l’honneur de vous prévenir que la personne qui l’a perdu était ce jour-là coiffée en plumes couleur de rose ; je crois même qu’elle avait des pendeloques de brillants aux oreilles, mais je n’en suis pas aussi certain que du reste. Elle est grande, bien faite ; sa chevelure est d’un blond argenté, son teint éclatant de blancheur ; elle a le cou fin et dégagé, la taille élancée, et le plus joli pied du monde. J’ai même remarqué qu’elle est fort jeune, assez vive et distraite ; qu’elle marche légèrement, et qu’elle a surtout un goût décidé pour la danse.

Si vous me demandez, monsieur l’Éditeur, pourquoi, l’ayant si bien remarquée, je ne lui ai pas remis sur-le-champ son manteau, j’aurai l’honneur de vous répéter ce que j’ai dit plus haut : que je n’ai jamais vu cette personne ; que je ne connais ni ses yeux, ni ses traits, ni ses habits, ni son maintien, et ne sais ni qui elle est, ni quelle figure elle porte.

Mais si vous vous obstinez à vouloir apprendre comment, ne l’ayant point vue, je puis vous la désigner aussi bien, à mon tour je m’étonnerai qu’un observateur aussi exact ne sache pas que l’examen seul d’un manteau de femme suffit pour donner d’elle toutes les notions qui la font reconnaître.

Mais, sans me targuer ici d’un mérite qui n’en est plus un depuis que feu Zadig, de gentille mémoire, en a donné le procédé, supposez donc, monsieur l’Éditeur, qu’en examinant ce manteau, j’aie trouvé dans le coqueluchon quelques cheveux d’un très-beau blond, attachés à l’étoffe, ainsi que de légers brins de plumes roses échappés de la coiffure : vous sentez qu’il n’a pas fallu un grand effort de génie pour en conclure que le panache et la chevelure de cette blonde doivent être en tout semblables aux échantillons qui s’en étaient détachés. Vous sentez cela parfaitement.

Et comme une pareille chevelure ne germa jamais sur un front rembruni, sur une peau équivoque en blancheur, l’analogie vous eût appris, comme à moi, que cette belle aux cheveux argentés doit avoir le teint éblouissant ; ce qu’aucun observateur ne peut nous disputer sans déshonorer son jugement.

C’est ainsi qu’une légère éraflure au taffetas, dans les deux parties latérales du coqueluchon intérieur (ce qui ne peut venir que du frottement répété de deux petits corps durs en mouvement), m’a démontré, non qu’elle avait ce jour-là des pendeloques aux oreilles (aussi ne l’ai-je pas assuré), mais qu’elle en porte ordinairement, quoiqu’il soit peu probable, entre vous et moi, qu’elle eût négligé cette parure un jour de conquête ou de grande assemblée, c’est tout un. Si je raisonne mal, monsieur l’Éditeur, ne m’épargnez pas, je vous prie : rigueur n’est pas injustice.

Le reste va sans dire. On voit bien qu’il m’a suffi d’examiner le ruban qui attache au cou ce manteau, et de nouer ce ruban juste à l’endroit déjà fripé par l’usage ordinaire, pour reconnaître que, l’espace embrassé par ce nœud étant peu considérable, le cou enfermé journellement dans cet espace est très-fin et dégagé. Point de difficulté là-dessus.