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ESSAI SUR LE GENRE DRAMATIQUE SÉRIEUX.

théâtral, je me retire mécontent de l’auteur, de l’ouvrage et de moi-même. La moralité du genre plaisant est donc ou peu profonde, ou nulle, ou même inverse de ce qu’elle devrait être au théâtre.

Il n’en est pas ainsi de l’effet d’un drame touchant, puisé dans nos mœurs. Si le rire bruyant est ennemi de la réflexion, l’attendrissement au contraire est silencieux ; il nous recueille, il nous isole de tout. Celui qui pleure au spectacle est seul ; et plus il le sent, plus il pleure avec délices, et surtout dans les pièces du genre honnête et sérieux, qui remuent le cœur par des moyens si vrais, si naturels. Souvent, au milieu d’une scène agréable, une émotion charmante fait tomber des yeux des larmes abondantes et faciles, qui se mêlent aux grâces du sourire, et peignent sur le visage l’attendrissement et la joie. Un conflit si touchant n’est-il pas le plus beau triomphe de l’art, et l’état le plus doux pour l’âme sensible qui l’éprouve ?

L’attendrissement a de plus cet avantage moral sur le rire, qu’il ne se porte sur aucun objet sans agir en même temps sur nous par une réaction puissante.

Le tableau du malheur d’un honnête homme frappe au cœur, l’ouvre doucement, s’en empare, et le force bientôt à s’examiner soi-même. Lorsque je vois la vertu persécutée, victime de la méchanceté, mais toujours belle, toujours glorieuse, et préférable à tout, même au sein du malheur, l’effet du drame n’est point équivoque, c’est à elle seule que je m’intéresse ; et alors si je ne suis pas heureux moi-même, si la basse envie fait ses efforts pour me noircir, si elle m’attaque dans ma personne, mon honneur ou ma fortune, combien je me plais à ce genre de spectacle ! et quel beau sens moral je puis en tirer ! Le sujet m’y porte naturellement ; comme je ne m’intéresse qu’au malheureux qui souffre injustement, j’examine si par légèreté de caractère, défaut de conduite, ambition démesurée, ou concurrence malhonnête, je me suis attiré la haine qui me poursuit, et ma conclusion est sûrement de chercher à me corriger : ainsi je sors du spectacle meilleur que je n’y suis entré, par cela seul que j’ai été attendri.

Si l’injure qu’on me fait est criante, et vient plus du fait d’autrui que du mien, la moralité du drame attendrissant sera plus douce encore pour moi. Je descendrai dans mon cœur avec plaisir ; et là, si j’ai rempli tous mes devoirs envers la société, si je suis bon parent, maître équitable, ami bienfaisant, homme juste et citoyen utile, le sentiment intérieur me consolant de l’injure étrangère, je chérirai le spectacle qui m’aura rappelé que je tire de l’exercice de la vertu la plus grande douceur à laquelle un homme sage puisse prétendre, celle d’être content de soi, et je retournerai pleurer avec délices au tableau de l’innocence ou de la vertu persécutée.

Ma situation est-elle heureuse au point que le drame ne puisse m’offrir aucune application personnelle, ce qui est pourtant assez rare, alors la moralité tournant toute au profit de ma sensibilité, je me saurai gré d’être capable de m’attendrir sur des maux qui ne peuvent me menacer ni m’atteindre : cela me prouvera que mon âme est bonne, et ne s’éloigne pas de la pratique des vertus bienfaisantes. Je sortirai satisfait, ému, et aussi content du théâtre que de moi-même.

Quoique ces réflexions soient sensiblement vraies, je ne les adresse pas indistinctement à tout le monde. L’homme qui craint de pleurer, celui qui refuse de s’attendrir, a un vice dans le cœur, ou de fortes raisons de n’oser y rentrer pour compter avec lui-même : ce n’est pas à lui que je parle, il est étranger à tout ce que je viens de dire. Je parle à l’homme sensible, à qui il est souvent arrivé de s’en aller aussitôt après un drame attendrissant. Je m’adresse à celui qui préfère l’utile et douce émotion où le spectacle l’a jeté, à la diversion des plaisanteries de la petite pièce, qui, la toile baissée, ne laissent rien dans le cœur.

Pour moi, lorsqu’un sujet tragique m’a vivement affecté, mon âme s’en occupe délicieusement pendant l’intervalle des deux pièces, et je sens longtemps que je me prête à regret à la seconde. Il me semble alors que mon cœur se referme par degrés, comme une fleur, ouverte aux premiers soleils du printemps, se resserre le soir, à mesure que le froid de la nuit succède à la chaleur du jour.

Quelqu’un a prétendu que le genre sérieux devait avoir plus de succès dans les provinces qu’à Paris, parce que, disait-il, on vaut mieux là qu’ici, et que plus on est corrompu, moins on se plaît à être touché. Il est certain que celui qui fit interdire son père, enfermer son fils, qui vit dans le divorce avec sa femme, qui dédaigne son obscure famille, qui n’aime personne, et qui fait, en un mot, profession publique de mauvais cœur, ne peut voir dans ce genre de spectacle qu’une censure amère de sa conduite, un reproche public de sa dureté ; il faut qu’il fuie ou qu’il se corrige, et le premier lui convient toujours davantage. Son visage le trahirait, son maintien accuserait sa conscience : Heu, quam difficile est crimen non prodere vultu ! dit Ovide. Et l’on ne peut s’empêcher d’avouer que ces désordres sont plus sensibles dans la capitale que partout ailleurs. Mais cette réflexion est aussi trop affligeante pour être poussée plus loin ; j’aime mieux tourner son propre argument contre mon observateur, et le succès d’Eugénie m’y servira d’autant mieux, que cette pièce, faiblement travaillée, fait peut-être moins d’honneur à l’esprit qu’au cœur de son auteur. Puisque c’est en faveur du sentiment et de l’honnêteté de la morale qu’on a fait grâce aux défauts de l’ouvrage, il en faut conclure que Paris ne le cède point en sensibilité aux provinces du royaume ; et pour moi, je crois que si les vices qui frappent mon censeur y sont plus communs, c’est seulement en raison composée du plus grand nombre d’hommes que cette ville rassemble, et de l’élévation du théâtre sur lequel ils sont placés.

On reproche au genre noble et sérieux de manquer de nerf, de chaleur, de force, ou de sel comique. Car le vis comica des Latins renferme toutes ces choses : voyons si ce reproche est fondé. Tout objet trop neuf pour présenter en soi des règles positives de discussion se juge par analogie à des objets de même nature, mais plus connus. Appliquons cette méthode à la question présente. Le drame sérieux et touchant tient le milieu entre la tragédie héroïque et la comédie plaisante. Si je l’examine par le côté où il s’élève au tragique, je me demande : La chaleur et la force d’un être théâtral se tirent-elles de son état civil ou du fond de son caractère ? Un coup d’œil sur les modèles que la nature fournit à l’art imitateur m’apprend que la vigueur de caractère n’appartient pas plus au prince qu’au particulier. Trois hommes s’élèvent du sein de Rome, et se partage l’empire du monde. Le premier est lâche et pusillanime ; le second, vaillant, présomptueux et féroce ; et le troisième, un fourbe adroit, qui dépouille les deux autres. Mais Lépide, Antoine et Octave montèrent au triumvirat avec un caractère qui décida seul de la différence de leur sort dans la jouissance de l’usurpation commune. Et la mollesse de l’un, la violence de l’autre, et l’adresse du dernier aurait eu également leur effet, quand il ne se fût agi entre eux que du partage d’une succession privée. Tout homme est lui-même par son caractère ; il est ce qu’il plaît au sort par son état, sur lequel ce caractère influe beaucoup ; d’où il suit que le drame sérieux qui me présente des hommes vivement affectés par un évé-