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du roi qu’avant de faire sortir mon vaisseau de Rochefort, ses armateurs connus feront leur soumission, si on l’exige, de rentrer sous six mois dans les ports de France avec des marchandises bien et dûment expédiées de Saint-Domingue, auquel endroit ce vaisseau va porter les troupes qu’on leur a promises. Les rapports secrets de cette opération de haut commerce avec la politique sont si masqués, monsieur, qu’on peut bien les regarder comme nuls, et n’avoir aucun égard aux fausses alarmes du plus indiscret des ambassadeurs. De plus, les armateurs s’engageront à se tenir tellement sur la réserve, que si, dans les traversées, ce navire était obligé d’en venir à bien rosser ceux qui voudraient l’insulter, il le fera si légalement, que ses armateurs se croiront encore le droit de vous demander vengeance, en arrivant, de l’insulte qu’ils auront reçue.

Pareille promesse, un pareil engagement suffit, je crois, pour rassurer le ministère de France, et surtout pour bâillonner l’ambassadeur d’Angleterre.

Maintenant, si les ministres du roi voulaient bien réfléchir qu’il est (tranchons le mot) honteux pour la France que la ferme royale du tabac soit obligée de le payer jusqu’à cent vingt livres le quintal, d’en manquer même, pendant que l’Amérique en regorge ; et que, si la guerre anglaise dure encore deux ans, le roi, pour avoir eu l’honnêteté d’y rester neutre, est dans le cas de voir les trente-deux millions du revenu de sa ferme du tabac compromis, parce qu’il plaît aux Anglais, qui ne peuvent plus fournir cette denrée, de nous en interdire insolemment l’achat dans le seul pays du monde où sa culture est en vigueur ; si, dis-je, les ministres du roi veulent bien y réfléchir, ils conviendront que cette insolente tutelle anglaise nous rejette à mille lieues des priviléges de la neutralité que nous affectons : et cela paraît si bizarre à tout le monde, qu’à Londres même, à Londres, on plaisante hautement de notre mollesse à cet égard.

Peut-être serait-il à propos ici de mieux poser les droits de la neutralité qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour. Permettez-moi, monsieur, cette courte digression ; je la crois d’une importance extrême.

Milord Abington, l’un des hommes les plus éclairés d’Angleterre, vient de publier un ouvrage qu’il signe de son nom, et qu’il scellerait, dit-il, de son sang avec la même alacrité : dans cet ouvrage, il établit fort bien que les Anglais, et non les Américains, sont les seuls vrais rebelles à la constitution commune ; et c’est ce que je crois avoir prouvé moi-même sans réplique, il y a dix mois, à Paris, aux deux orateurs anglais Fox et Littleton, comme j’eus l’honneur de vous le dire alors.

Milord Abington, plus hardi que moi, finit son travail par proposer ouvertement à toute l’opposition de se retirer du parlement, en écrivant sur les registres, pour cause de leur sécession (mot nouveau qu’il a fait exprès pour exprimer cette insurrection nationale), que le parlement et le prince ont de beaucoup passé leur pouvoir en cette guerre ; que le parlement, uniquement composé de représentants du peuple anglais, n’a pas dû jouer la farce des Valets-maîtres, et sacrifier les intérêts de ceux qui les emploient à l’ambition du prince ou de ses ministres ; que, dans le cas d’un pareil abus, le peuple a droit de retirer un pouvoir aussi mal administré ; qu’à lui seul appartient la décision de la guerre d’Amérique, comme législateur suprême et premier fondateur de la constitution anglaise. En cet écrit, lord Abington ne ménage personne : mais venons à l’application qu’on en doit faire à notre état actuel.

Si, même en Angleterre, il n’est pas décidé lequel est rebelle à la constitution, de l’Anglais ou de l’Américain, à plus forte raison un prince étranger, comme le roi de France, indifférent et neutre en tout cela, peut-il bien ne pas se donner le soin de juger la question entre ces deux peuples, pas même de l’examiner. C’est aussi le terme auquel il se tient.

D’après ce principe d’indifférence et de neutralité, le roi de France a dû faire écrire aux chambres de son commerce, ainsi qu’il l’a fait par vous-même, monsieur, que ses ports étant ouverts à toutes les nations pour le commerce, les vaisseaux marchands de l’Amérique septentrionale continueront d’y être admis avec leurs cargaisons, et qu’ils pourront charger, en retour, des denrées dont la sortie est permise.

Ainsi, par indifférence pour des querelles étrangères, vous avez justement ouvert vos ports aux vaisseaux américains comme à ceux de toutes les nations. Mais, en s’attachant à ce principe incontestable, on ne peut s’empêcher de raisonner ainsi :

Comme il y aurait contradiction, quand la France ouvre ses ports aux vaisseaux anglais, danois, hollandais, suédois, etc., d’interdire aux négociants français la liberté d’aller commercer à Londres, à la Baltique, au Zuyderzée, etc. ; de même, en recevant les vaisseaux marchands américains sur le pied de toutes ces notions dans ses ports, la France ne peut, sans contradiction, refuser aux armateur français la liberté d’aller commercer à Boston, Charlestown, Williamsbourg ou Philadelphie. Car tout ici doit être égal.

Tel est, monsieur, le principe de la neutralité de la France, et telles sont les conséquences qu’elle en doit tirer relativement à son commerce ; tout ce qui s’en écarte est hors de discussion, et ne présenterait qu’un tissu de contradictions et d’absurdités.

Si, par respect pour vos traités, ou par égard pour vos voisins en guerre, vous voulez bien prohiber les armes et les munitions des vaisseaux qui