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LETTRE XI.

AU MÊME.

Paris, ce 13 novembre 1771.

Monsieur,

Puisque vous ne m’ordonnez pas de me taire, je juge que vous ne vous offensez point de la liberté de mes remarques. Je continuerai donc jusqu’au dédit. Ce qu’il y a de certain, c’est que quelque grand personnage souffle le feu, car je n’ai guère vu d’acharnement pareil. N’y aurait-il pas ici un peu du d’Aiguillon ? Cela ressemble assez à sa manière de procéder. Il vous manquait d’être calomnié ; vous n’avez plus rien à désirer, vous l’êtes, et vertement. Si c’est à ce prix qu’on doit être ministre, j’aime mieux que vous le soyez que moi.

Je vous ai promis de vous mander ce que pensent les princes : je soupe demain avec M. le duc de Chartres, mais je n’ai encore vu que M. le prince de Conti : comme c’est l’homme qui a montré dans toutes ces querelles le plus de caractère et le moins d’humeur, je vois à sa circonspection même qu’il a deviné le secret du ministère.

Voulez-vous que je vous le dise tout bas, ce secret ? Mais c’est mon opinion que je vous donne, et non celle du prince : les églisiers vont partout rageant et criant qu’il n’y a plus en France qu’un parlement, et point de roi. Et moi je crois fermement qu’il n’y a plus en France qu’un roi, et point de parlement. Messieurs les ministres, rétablisseurs des libertés françaises, je ne vous donnerai pas les miennes à rétablir, si je puis ! Comme vous avez l’art de cacher le venin sous des phrases de miel ! Au vrai, les gens qui étaient les plus opposés au retour du parlement sont aujourd’hui ceux qui crient le plus fort contre vos édits.

Il paraît qu’on cherche à bien aigrir ce corps chancelant contre le jeune roi, pour semer de nouveaux troubles et en profiter ; mais quoiqu’on soit très-affligé au Palais, je vois que tous les esprits se tournent à la modération. Les prêtres disent seulement que le roi est un impie, que Dieu punira ; et vous autres, des monstres qu’on le forcera bientôt de chasser. J’en ris de bon cœur. Cela me rappelle proverbe gaillard des écoliers : Malédictions de… disent-ils, est oraison pour la santé. Pardon ; mais la rage des méchants est sûrement pour les gens honnêtes tout ce que renferme mon polisson de proverbe. Riez-en aussi, je vous prie.

Je vous envoie l’état de mes dépenses et recettes, tant du feu roi que de notre maître actuel. Depuis le mois de mars dernier, j’ai fait plus de dix-huit cents lieues ; c’est bien aller, je pense. J’ai laissé mes affaires au pillage, j’ai couru des dangers de toute espèce : j’ai été trompé, volé, assassiné, empoisonné, ma santé est détruite ; mais qu’est-ce que tout cela fait ? Si le roi est content, faites qu’il me dise seulement : Je suis content ; et je serai le plus content du monde. D’autre récompense, je n’en veux point ; le roi n’est que trop entouré de demandeurs avides. Qu’il sache au moins qu’il a dans un coin de Paris un serviteur désintéressé, c’est toute mon ambition ; je compte sur vos bons offices pour cela.

J’espère encore que vous n’avez pas envie non plus que je reste le blâmé de ce vilain parlement que vous venez d’enterrer sous les décombres de son déshonneur. L’Europe entière m’a bien vengé de cet odieux et absurde jugement ; mais cela ne suffit pas : il faut un arrêt qui détruise le prononcé de celui-là. J’y vais travailler, mais avec la modération d’un homme qui ne craint plus ni l’intrigue ni l’injustice. J’attends vos bons offices pour cet important objet. Votre, etc.

LETTRE XII.

AU MÊME.

Paris, ce 26 novembre 1774.

Monsieur,

Je ne puis trop me hâter de vous supplier de me mettre aux pieds du roi, et de m’excuser auprès de Sa Majesté de l’étourderie que j’ai faite dans le compte que je vous ai envoyé hier. En le vérifiant ce matin, j’ai vu que je m’y étais trompé de deux cents louis à mon avantage. Le roi ne s’en fût peut-être pas aperçu ; mais il est moins honteux pour moi d’avouer que je suis un étourdi, que de rester usurpateur de ces deux cents louis qui ne me sont pas dus.

En comptant mes courses, j’ai calculé, pour l’argent, des lieues comme si c’étaient des postes, ce qui m’a donné à l’article seizième du mémoire, cinq cents louis au lieu de trois cents qu’il faut seulement ; ce que je vous supplie de vouloir bien rétablir en retranchant deux cents guinées de la somme additionnée au bas du mémoire, et de ne faire établir mon payement que sur le pied de cette soustraction.

Le roi est trop volé de toutes parts pour que je veuille augmenter le nombre de ses serviteurs infidèles. Votre, etc.

LETTRE XIII.

AU MÊME.

Ce dimanche matin, 11 décembre 1774

Monsieur,

Vous vous êtes bien attendu que, recueillant tout ce qu’on pensait et disait à Paris sur l’assemblée des princes et pairs au parlement, je vous en ferais part aussitôt. Quoique ma porte soit fermée depuis deux jours, parce que je réponds à un gros mémoire du comte de la Blache, qui vient de paraître contre moi, la curiosité de savoir ce que j’écris m’a amené bien du monde.

Je vois qu’en général on est étonné, affligé, et même effrayé, de l’avis que Monsieur a ouvert au Palais, contenant l’obéissance implicite la plus servile et la plus silencieuse aux édits, sans qu’il y