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Je compte être de retour avant quinze jours à Paris, et vous y renouveler de vive voix les assurances du très-respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur, etc.

P. S. On m’a mandé que vous vous plaigniez du peu de fréquence de mes lettres : j’ai pourtant écrit régulièrement ; mais je n’ai pas, il est vrai, confié à la poste des détails aussi nets que ceux que contient cette lettre, qui vous parvient par une voie sûre : car, suivant la maxime qu’on peut faire à autrui ce qu’il nous fait lui-même, le ministre anglais m’a appris qu’on décachetait en Angleterre tout ce qui avait rapport à la France. Et voilà comme les basses ressources de la politique finissent par n’être plus qu’un commerce réciproque de vilenies, qui n’est utile à personne.

J’ai peur de devenir misanthrope, car je me surprends à réfléchir bien austèrement sur tout le mal que j’aperçois.

J’ai eu besoin en Angleterre d’un manège bien délicat pour finir mon opération, car j’y voyais des risques de plus d’un genre. Enfin elle est finie, et tout est en sûreté. Du secret jusqu’à mon retour, je vous prie !

LETTRE X [1].
à m. de sartines.
Paris, le 14 novembre 1774.
Monsieur,

Laissant à part toute espèce de protocole et de préambule, je vais vous dire tout l’effet qu’a produit le grand événement d’avant-hier.

Jamais sensation n’a été plus vive, plus forte ni plus universelle. Le peuple français était devenu fou d’enthousiasme, et je n’en suis point surpris.

Il est inouï qu’un roi de vingt ans, auquel on peut supposer un grand amour pour son autorité naissante, ait assez aimé son peuple pour se porter à lui donner satisfaction sur un objet aussi essentiel.

On ne sait pas encore les conditions de l’édit ; mais on sait que le fond des choses est bon, que le principe fondamental est rétabli ; et cela suffit, quant à présent, aux bons esprits pour être pénétrés de reconnaissance et de joie.

Ce qui étonne le plus, c’est la profonde discrétion avec laquelle le roi a conduit à fin son ouvrage, et ce qui ferait simplement honneur à des ministres expérimentés élève le cœur des Français aux plus hautes espérances sur le caractère d’un jeune prince capable de vouloir aussi fermement le bien, et de se contenir au point qu’un secret de cette importance ne lui soit point échappé avant l’exécution. En mon particulier, cela me donne la plus haute opinion de la tête et du cœur du roi.

On croit que vous aurez de fortes représentations relativement à la cour plénière et autres objets.

En effet, il me semble qu’il pourra sortir un édit enregistré au parlement, qui décidât que la forfaiture serait encourue par le seul fait de la cessation du service. L’autorité du roi ne perdrait rien à cette forme, et le parlement, ayant donné par l’enregistrement la sanction légale à cet édit, se serait jugé d’avance lui-même, et ne pourrait se plaindre qu’étant la cour des pairs, on lui donne un tribunal supérieur à lui : ce qui, en bonne logique, est assez difficile à concevoir. Mais ceci est trop long pour être traité par extrait.

D’ailleurs, mon avis est que tout roi de France vertueux est le plus puissant prince du monde. Les entraves de la forme n’étant instituées que contre les abus de l’autorité, ce mal n’arrive jamais sous les princes qui veulent sincèrement le bien et s’occupent sérieusement de leurs affaires.

Toute la faction des évêques, prêtres et clergé est furieuse de sentir que le roi leur échappe ; mais il vaut mieux qu’ils murmurent d’un acte de justice et de bonté, qui montre un prince libre et maître de ses actions, que s’ils avaient changé sa mâle jeunesse en un esclavage saintement funeste au royaume.

La religion des rois est l’amour de l’ordre et de la justice. Tout ce qui tient au clergé jette feu et flamme. Les laisser dire est un petit mal, les laisser faire serait un des plus grands maux qui puisent affliger ce royaume. Le clergé est un corps en quelque sorte étranger dans l’État, et qui a toujours eu l’ambition de le dominer, en s’emparant de la personne du prince. La France n’a jamais eu de vrais bons ou grands rois que ceux qui ont eu la force de secouer ce joug dangereux.

Quel que soit, monsieur, l’effet de l’acte de justice et de vigueur du roi sur le cœur des Français, il n’est pas moins frappant sur les étrangers. Il n’y a pas un seul Anglais qui doute que les actions ne baissent à Londres, comme elles l’ont déjà fait à l’avènement du roi. Le chagrin de nos ennemis est le thermomètre de la bonté de nos opérations. C’est là l’éloge le plus flatteur que le roi puisse recevoir.

En général, le peuple anglais, calculateur et juste appréciateur du mérite des hommes, a la plus haute opinion de ce règne.

Le courage du roi sur l’inoculation, sa sagesse et sa discrétion sur le rappel des parlements, donnent à tous les étrangers une grande idée du caractère de notre maître ; et il ne faut pas oublier que le jugement des nations rivales est toujours juste et rigoureux comme celui de la postérité.

Vous connaissez le respectueux attachement de votre très-dévoué serviteur.

  1. Nous donnerons plus loin, dans la partie inédite, les lettres VIII et IX, d’après un texte autographe que nous ont fourni les manuscrits de Londres, et qui contient des variantes et des additions importantes.