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VIE DE BEAUMARCHAIS.

Suard comprit que sa pointe n’avait pas touché, et il en prépara vite une autre pour une autre attaque. Le 25 juin suivant, il avait, comme directeur de l’Académie française, à recevoir M. de Montesquiou ; il saisit au bond l’occasion du discours qu’il avait à faire pour s’y lancer à fond contre Figaro, et se venger ainsi de sa censure et de son épigramme manquées. Beaumarchais ne broncha pas encore, soit dédain, soit qu’il fût trop affairé d’une foule d’autres choses, qui malheureusement, comme on verra, pouvaient donner contre lui de bien autres prises.

Suard, et avec lui Monsieur comte de Provence, qui était, disait-on, de toutes ses malices sournoises, et à qui l’on prêtait le plus amer de l’épigramme aux petits papiers, ne perdirent pas courage. Ils furent même plus ardents que jamais à ne plus laisser rien échapper de ce qui pouvait leur permettre de le harceler, de le persifler, sûrs qu’il perdrait enfin patience ; et c’est où on l’attendait. Un jour ils lui firent demander dans le Journal de Paris des nouvelles de la petite Figaro, dont on parle tant dans le Barbier et si peu dans le Mariage. Il répondit par une amusante histoire qui amena le journal à ouvrir une souscription[1]. Une autre fois, à propos « du bureau pour les pauvres mères nourrices, » qu’il avait ouvert dans sa maison de la rue Vieille-du-Temple et qui n’obtenait pas grand succès, quoiqu’il en eut fait l’objet d’une autre souscription, et lui eut consacré le produit très-fructueux de la cinquantième représentation du Mariage, ils lui firent une nouvelle question d’une ironie bien autrement cruelle : D’où venait donc que M. de Beaumarchais était si charitable ? où donc avait-il pris cette belle passion de bonnes œuvres ? et, partant de là, ils le plaisantaient à outrance sur Figaro et sur ses nourrices. Pour le coup, il s’emporta. On l’avait, c’est le mot, touché au cœur. Il fit une réponse furibonde, à tel point que Guidi, censeur du journal, défendit qu’elle fût insérée. On le força de la laisser paraître : « Beaumarchais s’enferre, lui dit-on, laissez-le aller[2]. » La lettre parut, et le soir on l’arrêta.

Il était guetté, et par malheur sa lettre ne se trouvait être qu’un dernier prétexte, la goutte qui fait déborder. Ce qu’il y disait des « tigres et lions » qu’il avait dû vaincre, et qui, s’écriaient ses ennemis, n’étaient autres que la reine et le roi ; ce qu’il y ajoutait sur « l’insecte vil de la nuit » qu’il dédaignait d’écraser, et dans lequel le long et plat Suard, la créature de Monsieur, se reconnaissait trop, ne manquait certes pas de gravité ; mais ce n’était pas le plus sérieux grief à son compte.

Sa persistance à vouloir publier la préface du Mariage, malgré la censure et sans la moindre suppression, était contre lui une première cause de mécontentement de la part de MM. de Breteuil et Lenoir. Une plus impardonnable était sa conduite envers l’archevêque, M. de Juigné. Sa Grandeur, à propos du carême, pour donner à ses diocésains permission de manger des œufs, avait fait un mandement. C’était l’ordinaire ; ce qui ne l’était pas, c’est qu’à propos d’œufs et de carême, Monseigneur s’était mis à parler de scandales. Il avait tonné contre ceux qu’il croyait les plus criants : les femmes galantes, les petits théâtres, la publication des œuvres de Voltaire et le Mariage de Figaro.

Sur quatre, deux de ses attaques allaient droit à Beaumarchais. Il voulut répondre. Le roi lui fit dire que s’il s’en avisait on le mettrait à la Bastille[3]. Ne pouvant faire pis, il rima des couplets — on les lira dans les Œuvres — contre M. de Juigné, ses œufs et ses censures. La chanson fit fureur.

M. Lenoir l’en gronda vertement ; il la nia, mais par un démenti à double entente, en disant, par allusion à l’évêque de Senez, dont la plume passait pour être celle de l’archevêque : « La chanson est de moi comme le mandement est de Monseigneur. »

  1. Loménie, t. II, p. 364.
  2. Mémoires secrets, t. XXVII, p. 210.
  3. Correspondance secrète, t. XVII. p. 362.