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s’était fait terriblement attendre ! Un chétif et bizarre accroc en retarda encore le payement.

Un commis du bureau de la guerre, dit-on à mon caissier, était venu prévenir que l’on n’oubliât point que l’usage, pour les fournisseurs, était d’avoir une patente avant de recevoir leurs fonds. » Monsieur, dit mon caissier, M. de Beaumarchais n’est point un fournisseur ; c’est un citoyen qui oblige, et certes bien à ses dépens. Il représente un Brabançon qui n’a point de patente en France ; il a reçu déjà cinq cent mille francs sans qu’on ait rien exigé. — Monsieur, lui répond-on, nous avons ordre de ne pas le payer sans cela. »

Sur le compte qui m’en fut rendu, je dis : « Ce sont là les derniers soupirs de la malveillance expirante. Ne perdons pas dix jours à batailler sur un argent si contesté et devenu si nécessaire ; ils veulent me faire marchand de fournitures, lorsque j’ai cru rendre un très-grand service ! Combien faut-il pour cette patente ? — On me demanda quinze cents livres. — Si les messieurs de ce bureau, lui dis-je, se sont tous butés là pour me bien dégoûter d’aller jamais sur leurs brisées, disons notre mea culpa et portez les quinze cents livres. »

Cela nous dévora deux jours. Je suis bien sûr que la malignité en riait : enfin on leur porta ma patente d’arquebusier. Mais, à l’instant que l’on allait payer, vint un autre commis régaler mon caissier d’une opposition inconnue. On referme la caisse ; il s’en revint chez moi, me rapportant la lettre du ministre. Pour le mandat de me payer, on l’avait très-bien retenu. Il s’en revint chez moi, me demandant, bien effaré, si je connaissais un Provins, qui avait mis opposition sur tout ce qui pouvait m’être dû à la Guerre, en sorte qu’on n’avait point payé. « Je le connais, lui dis-je, assez pour ne vouloir point le connaître. »

C’est donc ici le cas de s’expliquer sur ce Provins, dont vous avez, Lecointre, fait un si noble bruit dans votre dénonciation : quelle que soit la nausée que me cause cet émétique, il faut s’en soulager et ne laisser rien en arrière. Quand on se sent piquer la nuit par un insecte, encore faut-il bien le noyer, si l’on veut prendre du repos.

Quelques jours après mon traité signé avec M. de Graves, un sieur Romainvilliers, commandant de légion de la garde nationale, jadis exempt des gardes du corps, de tout temps obéré, joueur et faiseur d’affaires, vint un matin me dire d’un pauvre homme qu’on avait bien trompé, à qui un sieur la Haye, qui, disait-on, m’avait vendu des armes pour le gouvernement français, devait quatre-vingt mille francs pour caissons et réparations de partie de ces mêmes armes ; et qu’il venait me supplier, quel que fût le marché que j’eusse fait avec ce la Haye, de trouver bon qu’il mît opposition entre mes mains. C’est, dit-il, un nommé Provins, bon ouvrier, et même brocanteur, qui a beaucoup d’enfants, et qu’une pareille perte conduirait à sa ruine entière.

— Monsieur, lui dis-je, il ne faut point de prière pour cela ; je ne puis refuser une opposition qu’on m’apporte. M. de la Hogue ne m’a rien dit de cette créance un peu forte : je lui en ferai des reproches : car je n’ai point fait un marché sec, où rien n’aurait pu me guider, n’ayant point vu ces armes-là. Mais je l’ai bien intéressé à faire une affaire honorable ; et si de grands malheurs ne fondent pas sur l’entreprise, votre homme sera loin de perdre ce qu’on lui doit. Mais quel intérêt prenez-vous à ce créancier de la Haye ? — Je ne vous cacherai pas, dit-il, qu’étant moi-même assez dérangé de fortune, je l’avais protégé aux bureaux de la guerre, pour lui faire avoir un marché pour une partie de ces armes, du temps de M. Duportail. Les assignats alors perdaient très-peu de chose. Il avait fait son compte pour vingt livres, même moins ; mais, n’ayant pas trouvé ses fonds, les assignats sont tombés tout à coup, et son marché n’a pu se soutenir, parce qu’enfin il a donné trop d’intérêt dans cette affaire, et que ses bailleurs de fonds ont fait une lourde faillite. J’avais moi-même intérêt dedans avec quelques-uns de ces messieurs. Ah ! c’est un grand malheur pour lui de n’avoir pas pensé à vous ! — Ne le regrettez pas, monsieur, lui dis-je : quelque Français qui me l’eût proposée, je ne l’eusse pas acceptée : je connais trop leurs tripotages ! J’ai même cru l’affaire nette, et je suis très-fâché de lui trouver des embarras de cette nature. Au reste, je vous remercie de l’égard qui vous fait me prévenir sur cette opposition ; je la reçois, et vous donne ma parole d’en écrire à M. la Haye. S’il leur faut un conciliateur, je le serai avec plaisir.

L’opposition me vint ; je la reçus. J’écrivis à la Haye, qui pour réponse me dit qu'il ne devait rien à cet homme ; et que quant aux objets dont il réclamait le salaire, je n’avais qu’à écrire à M. de la Hogue : qu’il m’enverrait par sa réponse les quittances de ces objets, que l’on avait payés pour moi à l’acquit de la masse entière. Alors je me tins sur mes gardes.

Enfin, lorsque j’ai vu qu’outre l’opposition en mes mains, on avait fait mettre à cet homme une opposition sur moi à l’hôtel de la Guerre (sur moi, qui ne l’avais vu ni connu dans aucune espèce d’affaire), j’ai reconnu la sourde intrigue qui me faisait expier le tort d’être sorti de mon repos pour troubler leur maquignonnage. Alors avec un homme de loi je vis ce marchand brocanteur, supposant que quelque homme avide d’accumuler des frais à ses dépens lui avait fait faire cette faute. Mais comme ce Provins n’est qu’un brise-raison, nous n’en pûmes rien obtenir. Il fut assigné sur-le-champ, a épuisé tous les délais, a été condamné partout ; mais sous les auspices du désordre il a si bien filé le temps, de condamnation en condamnation, qu’il a usé plus de cinq mois. Sur opposition frauduleuse, il m’a empêché de toucher mes