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VIE DE BEAUMARCHAIS.

plus tard lui fait savoir que, d’après une lettre qu’il a reçue du roi, la pièce pourrait peut-être devenir jouable, si deux censeurs encore la revoyaient et l’épluchaient à fond. Il les accepte. Il passe par la censure de M. Guidi, qui lit en grognant, qui refuse de communiquer avec lui[1], et, en fin de compte, lui est contraire. Le quatrième censeur — car nous voici à quatre, en commençant par M. Coqueley, qu’on a pu oublier — se montre de composition plus douce : c’est Desfontaines, qui fait aussi des pièces — on connaît son répertoire avec Piis et Barré — et qui sait compatir par conséquent aux tracas du métier. Il indique quelques corrections, et signe qu’il approuve. Beaumarchais se croit alors en droit d’écrire à M. de Breteuil pour qu’on en finisse. Sur quatre censeurs, trois sont pour lui, n’est-ce pas assez ? On lui répond par l’envoi d’un cinquième, M. Bret, bon homme du reste, qui approuve sans correction. Un autre, un sixième — nous voilà bien loin des deux ou trois du monologue de Figaro — vient encore après. Il sera le dernier, mais le plus terrible. C’est le discret et compassé M. Suard, l’académicien, qui pince sans rire et mord sans montrer les dents. Il fait un rapport foudroyant, dans lequel il désapprouve tout[2].

Beaumarchais s’en relève, car pour l’agilité de tels esprits il n’y a pas de coup de grâce. La majorité des censeurs est pour lui : il a eu quatre voix sur six. Il s’en fait une autorité près de M. de Breteuil, et fort du reste de l’appui des mieux en cour : Vaudreuil, Fronsac, etc., il l’emporte. Le roi consent. On l’y a décidé vers la fin, en l’assurant que la pièce tomberait : « Oui, cent fois de suite, » a dit Sophie Arnould, qui connaît ce cancan de Versailles[3]. Beaumarchais profite de cet espoir de sa chute pour se faire jouer au plus vite. Le 31 mars 1784, il a sa permission en poche et il l’écrit à Préville, qui était de ceux qui l’attendaient le moins[4]. On répète à petit bruit pour que la pièce en fasse un plus grand, et le 27 avril elle est représentée.

Jamais on n’avait vu tant de monde ni de si brillant. Marquises et duchesses sont arrivées dès le matin, et ont dîné dans les loges des comédiennes afin de pouvoir se placer les premières ; comtes et marquis ont dû se mêler à la queue du public ; on y a vu jusqu’à des cordons bleus[5] ! Et tout cela pourquoi ? pour se voir berner, persifler, bafouer cinq actes durant en la personne d’un de leurs pareils, le comte Almaviva, par un ancien barbier devenu valet !

Le spectacle, commencé à cinq heures et demie, ne finit, chose alors inouïe, qu’à dix heures. La recette fut énorme comme le succès : cinq mille cinq cent onze livres, mille francs de plus que les grands jours avec chambrée complète ! Les représentations suivantes ne la firent que fort peu baisser. À la trente et unième, cent cinquante mille livres étaient déjà encaissées. Aussi que de colères chez les envieux, que de complots chez les mécontents pour tâcher, non de faire tomber la pièce, c’était désormais impossible, mais de pousser l’auteur à bout et de l’amener à quelque éclat ! À la cinquième représentation, où l’on attendait la reine qui ne vint pas, et fit ainsi en partie manquer ce qu’on espérait de la malice du complot, une pluie de petits imprimés tomba des quatrièmes loges. C’était une atroce épigramme contre l’auteur et sa comédie. Il n’en sourcilla pas. Sa seule vengeance fut d’écrire au Journal de Paris, où il pensait bien que l’affaire s’était machinée dans le cabinet de Suard, qui le dirigeait, et d’étaler l’épigramme au beau milieu de sa lettre, avec prière de publier le tout[6].

  1. V. plus loin, dans la partie inédite des Œuvres, la lettre à M. de Breteuil.
  2. Garat, Mémoires sur Suard, t. II, p. 296 ; Mad. Suard, Essais de Mémoires sur M. Suard, p. 133. Beaumarchais, dans la préface du Mariage, avoue « cinq ou six censeurs. » Les six, comme on voit, s’y trouvaient.
  3. Vie privée de Beaumarchais, p. 241.
  4. Loménie, t. II, p. 324.
  5. Mémoires secrets, t. XXV, p. 312.
  6. On lira cette lettre, plus loin, dans la 2e partie des Œuvres.