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je vous aie blessé, vous m’avez fait un outrage public aussi sensible au moins que celui de Lamothe-Houdart. Je veux imiter sa conduite ; et, sans m’irriter contre vous d’une si grande légèreté, que je suppose involontaire, je vais me contenter de vous montrer, et à toute la France, combien je suis irréprochable, et quel vieillard vous avez outragé. La Convention nationale, après nous avoir entendus, jugera qui des deux a mieux fait son devoir : moi, de bien justifier un citoyen calomnié ; vous, de lui offrir les regrets d’un accusateur imprudent.

Je vous préviens d’une autre chose. Depuis quatre ans je vois avec chagrin faire un si grand abus de phrases déclamatoires, les substituer partout, dans les plus grandes causes, aux preuves nettes, à la saine logique, qui éclairent seule les juges et satisfont les bons esprits, que je renonce exprès à tous les ornements du style, à toute espèce de parure, qui ne servent qu’à éblouir, et trop souvent à nous tromper. Simple, clair et précis, voilà ce que je désire être. Je détruirai par les seuls faits les mensonges de certaines gens dont ma conduite un peu trop fière a déjoué la cupidité.

Le fond de cette affaire étant de haut commerce, d’une part, et d’administration, de l’autre : si j’y ai mêlé de la mienne un grand fonds de patriotisme, et si tous les gens qui m’accusent ont fait céder le leur à de sordides intérêts, c’est ce que les faits montreront.

Et ne commençons point, comme on fait trop souvent, par juger quatorze ministres, dans les mains de qui j’ai passé si douloureusement depuis le mois de mars dernier ; moi qui avais juré de n’en jamais voir aucun ! Gardons-nous bien de les juger sur ce que les uns furent choisis par le roi, et les autres par l’assemblée. Cette manière est très-fautive. C’est sur ce qu’ils ont fait que nous les jugerons, comme nous voulons qu’on nous juge. Ces deux pouvoirs alors composaient la constitution. Forcé d’avoir affaire à tous ceux qu’on nommait aux places à mesure qu’ils s’y présentaient, j’ai pu juger, non à leurs opinions, qu’aucun ne m’a communiquées, mais seulement à leur conduite, lesquels, dans l’affaire des fusils, ont servi la chose publique, ou n’ont travaillé qu’à lui nuire. Je leur ferai justice à tous.

Ces quatorze ministres simultanés ou successifs sont MM. de Graves, Lacoste, Dumouriez, Servan, Clavière, Lajard, Chambonas, d’Abancourt, Bubouchage, Sainte-Croix ; puis Servan et Clavière, une seconde fois ; puis Lebrun : ah ! Lebrun ! et Pache le dernier.

Quand tous auraient été très-équitables, on peut juger combien une lanterne magique à personnages si rapides eût été fatigante à suivre, obligé que j’étais de les instruire, à mesure qu’ils passaient, des objets entamés, puis laissés en arrière : ce que très-peu même écoutaient. Jugez lorsque la malveillance, sans vouloir même nous entendre, les a fait tourner contre moi ! Alors il s’est formé un choc d’idées insupportable ; un débat éternel, sans connaissances et sans principes ; des bêtises contradictoires, funestes à la chose publique ; des injustices accumulées, bien au delà de ce qu’un homme peut supporter ou qu’un citoyen doit souffrir dans un pays de liberté ; l’impatience et l’indignation me surmontant à tout moment, et la plus importante affaire abîmée par ceux mêmes qui devaient le plus la soutenir. Voilà le tableau dégoûtant que je dois mettre au plus grand jour. Fermons les yeux sur le dégoût, et dévorons la médecine.

Depuis longtemps retiré des affaires, et voulant mettre un intervalle entre le travail et la mort, je les repoussais toutes, importantes ou légères : car, par un long usage, toutes aboutissaient encore à mon désœuvré cabinet. Au commencement de mars dernier, un étranger m’écrit, et me demande un rendez-vous, au nom de mon patriotisme, pour une affaire, me disait-il, très-importante pour la France ; il insista, se présenta chez moi, et me dit :

Je suis propriétaire de soixante mille fusils, et je puis, avant six mois, vous en procurer deux cent mille, Je sais que ce pays en a très-grand besoin. — Expliquez-moi, lui dis-je, comment un particulier comme vous peut être possesseur d’une telle quantité d’armes. — Monsieur, dit-il, dans les derniers orages du Brabant, attaché au parti de l’empereur, j’ai eu mes biens incendiés et fait des pertes considérables ; l’empereur Léopold, après la réunion, pour me dédommager, m’a concédé l’octroi et le droit exclusif d’acheter toutes les armes des Brabançons, et soumis à la seule condition de les sortir toutes du pays, où elles portaient de l’ombrage. J’ai commencé par recueillir tout ce qui en était sorti des arsenaux de Malines et Namur, vendues par l’empereur à un négociant hollandais, qui, les ayant déjà vendues à d’autres, sans qu’elles lui eussent été payées, a consenti, pour sa partie, à ce que cession m’en fût faite ; et moi je ne les ai acquises que pour en faire une grande affaire, ayant l’octroi de tout le reste qui existe en Brabant.

Pour pouvoir acquérir celles-là, n’étant point assez avancé, j’ai pensé que je devais vendre une partie de celles que j’ai, pour établir une navette. Mais des brigands français, qui m’en ont acheté de trente-cinq à quarante mille, m’ont trompé : ils m’ont donné leurs traites, et ne les ont point acquittées. Après bien des tourments, je suis rentré en possession du tout ; et l’on m’a conseillé de m’adresser à vous, en vous offrant les deux cent mille au moins que j’ai, ou que j’aurai bientôt, si vous voulez prendre le tout, en me mettant à même de les payer successivement ; sous la seule condition que vous ne direz point que ces armes sont