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Certes, la plus horrible accusation de ces derniers, c’est d’avoir osé m’imputer d’être lié avec vos oppresseurs.

Et comment, citoyens, pourrait-on le penser ? moi qui, depuis près de dix ans, vis dans la disgrâce connue de Versailles et de ses entours, parce que mon caractère libre, ennemi de toute servitude, s’y est toujours montré à découvert ; que je n'ai fléchi le genou devant nulle idole encensée !

N’est-ce pas moi qu’ils ont puni d’avoir fait servir l’arme du ridicule (la seule que l’on pût employer au théâtre) à fronder les abus de leur crédit, de leur puissance, ou de leurs places ; qu’ils ont puni en irritant contre mes phrases, et les falsifiant à ses yeux, l’homme le plus juste et le meilleur des rois ?

Leur fureur a causé ma détention de quatre jours, et dans un lieu si ridicule, qu’ils regardèrent cela comme une excellente gaieté 11. C’est à la justice du roi que j’ai dû l’ordre prompt de sortie auquel je refusais si obstinément d’obéir, voulant être jugé et puni très-sévèrement, si j’étais coupable du crime d’avoir offensé un bon roi, qui comprit sans doute bientôt qu’on lui en avait imposé. Au moins l’ai-je très-bien prouvé dans un mémoire aussi respectueux qu’énergique que lui présenta son ministre, et que je n’ai pas imprimé.

N'est-ce pas moi qui le premier, dans la tyrannie la plus dure contre la liberté de la presse, osai couvrir de ridicule le despotisme des censures ; qui, portant partout le dégoût d’avoir vu de trop près la politique de nos cours, en ai donné certain portrait qu’on trouvait assez ressemblant ?

De même que cette définition du vil métier de courtisan : recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots, applaudie à notre théâtre, et depuis applaudie de nouveau à l’Assemblée nationale, quand un membre du souverain n’a pas cru au-dessous de lui de la rajeunir en ces termes : « Il n’est que trois moyens d’exister : d’être mendiant, voleur ou salarié ? »

N’est-ce pas moi qui, pendant le règne despotique d’un prêtre, lequel voulait tout asservir, eus le courage de faire chanter, avec quelque risque, au théâtre, ces vers trop difficiles à dire à Paris sans musique :

Pontifes, pontifes adroits,

Remuez le cœur de vos rois.

Quand les rois craignent,

Les prêtres règnent :

La tiare agrandit ses droits.

N’est-ce pas moi qui, dans le même ouvrage, osai donner les éléments de la Déclaration des droits de l’homme, en faisant dire à la Nature, par la peuplade qui l’invoque :

Ô bienfaisante déité,

Ne souffrez pas que rien altère

Notre touchante égalité ;

Qu’un homme commande à son frère.

Et ces vers, qui complètent le sens moral de tout l’ouvrage :

Mortel, qui que tu sois, prince, prêtre ou soldat, Homme ! ta grandeur sur la terre N’appartient point à ton état : Elle est toute à ton caractère.

Et cette leçon terrible à tout despote qui voudrait abuser d’un pouvoir usurpé par la force :

Roi féroce, as-tu donc compté, Parmi les droits de ta couronne, Celui du crime et de l’impunité ? Ta fureur ne peut se contraindre ; Et tu veux n’être pas haï ? Tremble d’ordonner. — Qu’ai-je à craindre ? — De te voir toujours obéi, Jusqu’à l’instant où l’effrayante somme De tes forfaits, déchaînant leur courroux… Tu pouvais tout contre un seul homme, Tu ne pourras rien contre tous.

Et ce tableau prophétique et prévu du roi chéri d’un peuple libre, qui le couronne avec transport :

Enfants, vous l’ordonnez, je garderai ces fers : Ils seront à jamais ma royale ceinture. De tous mes ornements devenus les plus chers, Puissent-ils attester à la race future Que du grand nom de roi si j’acceptai l’éclat, Ce fut pour m’enchaîner au bonheur de l’État !

Et ces vers sur la vanité de la naissance (à la Nature) :

Au moins vous employez des éléments plus purs Pour former les puissants et les grands d’un empire ? (Rép.) C’est leur langage, il faut bien en sourire ; Un noble orgueil les en rend presque sûrs.

Et ceux-ci, dans la bouche de la déesse, parlant à deux êtres créés dont elle vient de fixer le sort :

Enfants, embrassez-vous ; égaux par la nature, Que vous en serez loin dans la société ! De la grandeur altière à l’humble pauvreté, Cet intervalle immense est désormais le vôtre ; À moins que de Brama la touchante bonté, Par un décret prémédité, Ne vous rapproche l’un de l’autre, Pour l’exemple des rois et de l’humanité !

Voilà, citoyens, comment j'étais lié avec tous vos grands oppresseurs, tandis qu’ils n’ont cessé pendant dix ans de me persécuter ; tandis que c’est chez eux que mes ennemis acharnés ont trouvé toute la protection dont eux et leurs libelles ont tant abusé pour me nuire ! Ils ont changé, les lâches, et de langage et de parti ! mais moi je ne changeai jamais.

N’est-ce pas moi qui osai dire, huit ans avant