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j’avais fait réparer à grands frais, d’accord avec l’Hôtel de ville, et mises au mur de mon jardin pour faire un ornement au boulevard, digne de l’attention publique. Messieurs du bureau de la Ville s’y étant transportés, ayant tancé publiquement le caporal d’un corps de garde qui est à dix pas du monument sur sa négligence à veiller, le lendemain une lettre anonyme, style, écriture de cuisinière, m’est arrivée, portant en substance le regret qu’on ne m’eût pas trouvé à la place de ces statues, disant que je ne l’échapperais pas, et m’appelant grand défenseur des belles ; ce qui n’était pas bien adroit pour déguiser l’auteur de l’anonyme. Tout est au greffe criminel.

Enfin, portant au dernier excès leurs manœuvres infâmes, ils ont fait afficher la nuit des placards à toutes mes portes, et même dans les rues voisines, me dénonçant au peuple comme un accapareur de blés. Les placards portaient en substance que si je n’ouvrais pas les greniers que je tenais fermés, on m’en ferait bien repentir. Il est clair qu’espérant que la cherté du pain pourrait produire quelque mouvement parmi le peuple, on lui désignait ma maison pour être la première ou pillée ou brûlée.

Les surveillants de la police ont arraché tous ces placards, et M. de Crosne a bien voulu faire passer toutes les nuits une patrouille déguisée autour d’immenses magasins où je liens de la librairie, qu’on cherchait à donner au peuple pour des accaparements de blés. L’Europe a couru le danger d’être privée du plus beau monument littéraire de ce siècle ; et moi, celui d’être ruiné.

Quelle complication d’horreurs ! Je suis las de les raconter, fatigué de les éprouver, et si honteux de les décrire, que je quitterais la plume à l’instant, si pour dernier trait de scélératesse ils ne venaient pas tout à l’heure, à la fin de leurs plaidoiries, de faire crier par leur avocat qu’ils tenaient la preuve en leurs mains d’une profanation de moi sur les choses les plus sacrées, pour amener des séductions honteuses. Vous verrez, messieurs, disait-il, comment il prit l’habit d’un confesseur, et comment, ainsi déguisé^ il trompa d’abord une femme, et s’en l’ut, sous le même habit, escroquer ei toucher an bureau d’un payeur une rentede 900 livres. Nousles tenons, ces preuves, écrites de sa main.

Puis, sans en faire de lecture, il met des lettres sur le bureau, laisse le public étonné, mais surtout nullement instruit. Heureusement mon avocat se levé, et demande.ici,’à la cour de tout ce qui vient d’être plaidé, obtient un arrêt qui ordonne que ces pièces déposées au greffe nous seront communiquées. Nous y courons. Que trouvons-nous ? Pour embarrasser celte cause, la couvrir d’un nouvel incident, et lâcher de prouver que je suis le vil proxénète d’un galant, protecteur d’un adultère en 1789, ils ont osé produire sept ou huit lettres de moi écrites dans ma jeunesse, en 1736 a ma première femme, il y a trente-trois ans accomplis, c’est-à-dire qu’elles sont écrites cinq ou -i au— avant que la dame Kornman fût née ! Et ces lettres, qui n’ont nul rapport à l’affaire, qu’ils se sont bien gardes de lire, quoiqu’ils les aient empoisonnées, sont douces, gaies, pleines d’amour et du tendre intérêt de i el âge : deux ou trois sont écrites un moment avant mon mariage ; el les autres, moi marié. J’avais prie mon défenseur de les lire toutes à l’audience : on n’y aurait Irouvé ni profanation, ni forfait, ni usurpation, ni déguisement, ni projets personnels à moi : seulement une idée de plusieurs amis rassemblés de cette daine.au nombre desquels je me comptais : avis que nous soumettions à son conseil, à elle-même, pour forcer des débiteurs peu délicats à lui faire une prompte justice.

N’ayant point adopté le projet contenu dans celle minute, elle l’a pourtant conservée avec toutes mes lettres d’amour, comme îles monuments très-chers de la tendresse d’un époux. Et ces lettres de ma jeunesse j’étais encore mineur quand celte il, une m’épousa. ces lettres, dis-je, cotées et parafées, , l’inventaire de ma femme quand j’eus le malheur de la perdre, est-il possible qu’ils les tiennent ’les parents mêmes de ma femme, lesquels, aprèsavoir joui pendant vingt ans, par ma seule indulgence, de fortes sommes qui m’appartenaient dans leurs mains, m’ont attaqué en 1771, el m’onl plaidé dix ans avec fureur, puis ont été condamnés envers moi, par trois arrêts contradictoires, à me payer des sommes plus tories que leurs moyens actuels ; qui sont venus se jeter à mes pieds, m’imploi r en disant qu’ils étaienl ruinés, si j’usais rigoureusement de mes droits constatés par les trois arrêts de la cour ; et qui ont obtenu de mon humanité, par leurs instances et celles de leurs amis, qu’ils jouiraient, leur vie entière, des sommes qu’ils me doivent ?

Mes amis, indignés, veulent que je demande en justice que ces actes soient annulés, pour cause d’horrible ingratitude ! Non. mes amis : ma vie entière — esl usée à pardonner des infamies ; irai-je empoisonner un reste d’existence. en deroe-eanl dans ma vieillesse à ma constante bonhomie ? Si je me permettais d’aller plus loin sm c — détails, on serait bien surpris de l’usage constant que j’ai fait de ma fortune. On apprendrail c bien de gens, mes obligés, ont abuse de ma facilité, el comment, pardonnant toujours, je me suis toujours vu force de justifier mes œuvres les plus pures ! Mais ces débats ne troublent plus la paix de mon intérieur. Heureux dans mon ménage, heureux par ma charmante fille, heureux par mes anciens amis, je ne demande plus rien aux hommes, ayant rempli tous mes devoirs austères de fils, d’époux, de père, de frère, d’ami, d’homme enfin, de Français et de bon citoyen : ce dernier.