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moi-même ; et il avait toutes mes observations, et il éludait, allongeait, usait le temps, trompait tout le monde, pour attraper le jour où il recevait l’arrêt de surséance que lui procurait si bénignement M. Le Noir, qu’il en a bien récompensé ; pour attraper, dis-je, le jour où il pourrait s’enfuir avec les quarante mille livres que M. le cardinal avait empruntées pour les lui prêter : ce qui arriva quatre jours après. J’appris en même temps sa faillite et son arrêt de surséance, le 3 août 1782. Qu’on juge de ma surprise ! Veut-on des preuves sans réplique de la colère où je tombai ? Je les tire des lettres suivantes, que l’indignation m’arracha dans l’instant même de sa fuite.

Leur style seul fera juger si j’avais préparé, si j’avais pu prévoir cette dernière scélératesse.

À qui écrivis-je ces lettres ? aux quatre personnes seules qu’elles pussent intéresser : à M. le cardinal ; à monseigneur le duc de Chartres ; à M. Amelot, ministre, qui venait de donner arrêt de surséance aux frères Kornman ; à M. Le Noir, enfin, qui le leur avait procuré.

À M. Amelot, secrétaire d’État au département de Paris.

« Paris, ce 4 août 1782

« Monsieur,

« Sans chercher à nuire aux sieurs Kornman, à qui vous avez eu la bonté, dit-on, de faire accorder un arrêt de surséance, j’ai l’honneur de vous prévenir que M. le cardinal de Rohan m’a très-instamment prié, longtemps avant son départ, de jeter un coup d’œil sévère sur l’administration de l’affaire des Quinze-Vingts, dont Son Éminence a vendu les terrains à une compagnie au nom du roi ; que monseigneur le duc de Chartres m’a fait la même demande avec une égale instance, parce que son trésorier, qui ne lui a pas encore rendu ses comptes, est à la tête de cette acquisition avec le sieur Guillaume Kornman.

« À l’examen austère que j’ai fait de cette affaire, j’ai trouvé qu’il y avait bien du tripotage, et même un peu du désordre qui a entraîné la chute de Kornman. Forcé de faire ôter la caisse de cette entreprise à ce dernier, pour que le mal n’augmentât pas, j’ai exigé de lui des comptes rigoureux sur sa gestion ; et une foule de choses m’ont alors convaincu qu’il a ménagé de très-loin la faillite qu’il fait aujourd’hui.

« En l’absence de M. le cardinal de Rohan, dont je stipule ici les intérêts, dans sa qualité d’administrateur des Quinze-Vingts ; pour les intérêts de monseigneur le duc de Chartres ; et en faveur d’une compagnie débitrice envers le roi de dix-huit cent mille livres, à laquelle la faillite de Kornman et ses suites peuvent porter un coup affreux 11, j’ai l’honneur, monsieur

. Dans leur premier libelle, en donnant copie de cette lettre, ils ont substitué des points à la phrase q je mets près ici > i italique. Leur double intention était de faire croire qu’il avait la des neur, monsieur, de vous prier de vouloir bien excepter de la surséance accordée au sieur Kornman tout ce qui lient à ses relations avec l’affaire des Quinze-Vingts.

« Je fais la même supplique à M. Le Noir, qu’on a sûrement trompé sur l’état des choses, si l'arrêt de surséance est accordé sans restriction.

« Il importe aux intérêts du roi, de M. le cardinal, et à ceux de monseigneur le duc de Chartres, et à celui d’une affaire majeure que la mauvaise conduite de Kornman a traînée dans la boue, que vous ayez la justice, monsieur, de faire ordonner la restriction que je vous demande.

« Accablé comme je le suis de mes propres affaires, celle-ci devait m’être éternellement étrangère ; mais deux personnes augustes m’ont fait de si vives instances de porter le flambeau de l’austère équité dans une caverne obscure et méphitique, que je n’ai pu me dispenser de travailler à éclairer votre religion, abusée sur cet objet important.

« En l’absence de l’un et de l’autre, et sans autre mission que celle que j’ai l’honneur de vous indiquer, mais que je crois la plus forte de toutes, je me hâte de vous représenter, monsieur, la nécessité d’une aussi grave exception dans la surséance par le roi à la maison Kornman. Je souhaite beaucoup que Guillaume Kornman soit plus digne de votre protection dans ses autres affaires que dans celle des Quinze-Vingts, où il s'est comporté de la manière la plus répréhensible, et c’est le plus doux adjectif que je puisse employer pour designer une conduite absolument inexcusable.

« Je suis avec le plus profond respect,

« Monsieur,

« Votre, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »
À M. Le Noir, lieutenant général de police.

« Paris, ce 4 août 1782

Forcé de partir à l’instant pour Rochefort et Bordeaux, j’ai l'honneur de vous prévenir que, dans l’excès de votre bonté pour Kornman, si vous lui avez fait accorder un arrêt de surséance sans restriction, votre bonté vous entraîne au delà de votre justice. Ayez la complaisance, je vous prie, de jeter un coup d’œil sérieux sur ma lettre à M. Amelot, dont j’ai l’honneur de vous faire passer copie, et vous regretterez sûrement d’avoir substitué votre commisération à la justice publique, dont vous êtes un des dispensateurs.

choses trop malhonnêtes pour être citées, et surtout d’empêcher qu’on ne lût qu’ils étaient débiteurs envers le roi de dix huit cent mille livres : car alors on aurait senti l’indispensable nécessité où j'avais été d’éclairer le ministre qui venait d’accorder sans restriction un arrêt de surséance aux Kornman, débiteurs des Quinze-Vingts, moi chargé par monseigneur le cardinal de bien veiller aux intérêts du roi. C'est partout, de leur part, la même fidélité !