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« Il y a deux ans que ces orages ont été plus fréquents et plus violents. Comme le divorce est permis dans mon pays et dans ma religion, j’ai écrit, il y a un an, à mes parents collatéraux que je voulais briser ma chaîne.

« On a cherché à m’adoucir : un frère utérin que j’ai est venu à Paris le mois de mai dernier ; il a cherché à pacifier ces troubles : c’est l’époque de ma grossesse.

« Au bout de quelque temps qu’il a été parti, mon mari a recommencé ses persécutions, et a passé toutes les bornes.

« Je me suis plainte de mon côté, et je me suis occupée d’obtenir dans les tribunaux (en me séparant de mon mari) le repos que les conciliations n’avaient pu me procurer.

« Mon mari, craignant sans doute l’effet de ces démarches, a cherché à les prévenir par l’autorité.

« La nuit du 3 au 4 août, deux hommes se sont présentés à moi, et m’ont dit que M. le lieutenant de police désirait me parler.

« Je témoignai quelque surprise du message à un heure aussi indue : ne pouvant cependant imaginer aucune violence, je m’habillai pour suivre les deux inconnus.

« Je marquai de l’étonnement de ne point trouver ma voiture ni mes gens. On me représenta que c’était pour prévenir des interprétations de leur part ; que je rentrerais tout de suite ; que c’était pour m’expliquer avec mon mari devant le magistrat. Je me rendis ; on fit approcher un fiacre, où je trouvai un troisième personnage. Je m’aperçus qu’on prenait une autre route que celle de l’hôtel de la police ; je demandai pourquoi : on me répondit encore que le magistrat, craignant que je ne fusse vue de ses gens, avait par délicatesse cru devoir me parler en maison tierce.

« Je me payai de cette raison ; j’arrivai dans une cour ; on me fit entrer dans une salle au rez-de-chaussée ; et l’homme aux expédients, quittant l’anonyme et sa feinte, me demanda pardon de la supercherie, me dit qu’il était exempt de police, et que j’eusse à rester par l’ordre du roi dans le lieu où j’étais.

« Je ne puis rendre compte de ce qui s’est passé le reste de cette nuit et les trois premiers jours qui l’ont suivie : je me suis évanouie plusieurs fois ; j’ai eu le transport. Un homme est venu me parler, m’interroger, me faire signer : ma tête n’était pas à moi, et je n’ai qu’un souvenir confus.

« Je vis M. le lieutenant général de police, qui m’a paru me marquer de l’intérêt. Mes idées s’étant calmées, j’ai appris que j’étais rue de Bellefond, au château de Charollais, dans une maison de force régie par deux femmes nommées Lacour et Douay ; qu’on y renfermait des folles et des femmes prostituées.

« On m’a ôté ma femme de chambre pour m’en donner une du lieu, chargée sans doute du soin de m’espionner.

« On m’assure que je suis traitée extraordinairernent ; quoique accoutumée à l’aisance, je ne me plaindrai pas des privations physiques que j’éprouve dans mon état, et qui influent sur ma santé et sur le fruit que je porte dans mon sein.

« J’avais été avertie que mon mari machinait contre moi : on m’avait dit même que des gens avec qui il m’avait fait dîner étaient des espions de la police, quoiqu’il les eût annoncés pour des négociants arrivant des grandes Indes.

« Le 25 juillet, je fis deux procurations, dont une pour M. Silvestre, avocat aux conseils, qu’on m’avait indiqué comme un honnête homme, à l’effet de veiller à mes intérêts et de prévenir quelques manœuvres contre moi ; j’avoue que je regardais cette précaution comme superflue, ne pouvant imaginer que le gouvernement se mêlât de mes querelles avec mon mari, et qu’on me ravirait l’honneur, la liberté, mes enfants, peut-être ma fortune, sans m’entendre, quoiqu’il y ait des tribunaux.

« Depuis ce moment, j’ai sans cesse demandé à parler à mon avocat ; je n’ai pu l’obtenir ; je n’ai vu que mon frère, jeune homme âgé de vingt ans, qui, instruit de mon malheur, est venu d’Allemagne à Paris. C’est par lui que j’ai pu avoir quelques renseignements sur la conduite que j’avais à tenir ; c’est par lui que j’ai pu faire passer quelques lettres pour instruire mon avocat de mon sort, le prier d’agir pour me tirer de ce gouffre.

« Je n’ai point reçu de réponse ; on a cherché à intimider mon frère, et on est parvenu à le faire repartir, dans la crainte qu’il ne me secourût. J’ai demandé s’il n’y avait pas de juges que je pusse implorer. Il m’a dit que le parlement était en vacance ; il m’a remis une liste imprimée ; et j’ai imaginé d’écrire à toutes les personnes de cette liste pour demander justice et appui.

« Je n’ai rien commis contre l’État ; je demande qu’on s’informe de la société qui venait chez moi, si j’ai mérité, par ma conduite, d’être mise dans un lieu de prostitution, où je manque de tout, moi qui tenais un rang dans le monde, qui ai apporté une fortune considérable, et qui ai toujours vécu dans l’abondance.

« Je suis instruite que mon mari craint que je ne redemande mon bien : on dit que ses affaires sont surchargées par les grandes entreprises dans lesquelles il s’est intéressé, entre autres dans une aux Quinze-Vingts. Il est triste de perdre ma liberté, parce que ma fortune périclite.

« Sa conduite postérieure m’annonce la vérité de ces conjectures. Après m’avoir diffamée de la manière la plus cruelle, il parle de revivre avec moi ; la cupidité seule ou l’impossibilité de justifier de mon bien peut lui faire mépriser jusqu’à ce point la délicatesse et l’honneur.

« Quoi qu’il en soit, je supplie respectueusement nosseigneurs d’avoir pitié d’une jeune femme étrangère, sans expérience, ne connaissant ni les usages ni les lois : je mets sous leur protection ma vie et celle de l’enfant que je porte dans mon sein : car je dois tout craindre après ce que j’ai souffert. Si mon mari croit avoir le droit de me traiter aussi barbarement, pourquoi fuit-il les regards de la justice pour me persécuter ténébreusement ? Après m’avoir tout ravi, il a été tranquillement se promener à Spa, pour ses plaisirs ; et je n’ai pu encore parler à mon avocat. Mon âge, mon sexe, mon état, méritent quelque indulgence ; je supplie qu’on me donne les moyens de me défendre, de m’arracher de cet odieux séjour. Ma qualité d’étrangère, la religion que je professe, les lois sous lesquelles j’ai été mariée, devaient empêcher qu’on me ravît ainsi ma liberté. Je demande justice et protection ; et si la confiance que j’ai en la démarche que je fais n’est pas trahie, je les obtiendrai. Ma reconnaissance égalera mon respect pour mes libérateurs.

Signé F. Kornman, née Faesch.


Copie de la lettre écrite à MM. les conseillers de la chambre des vacations.
« Paris, au château de Charollais, rue de Bellefond,
« octobre 1781.
« Monsieur,

« J’ai pris la liberté d’adresser un mémoire à M. le président de Saron, et l’ai supplié d’en faire la lecture à messeigneurs. Son contenu vous apprendra mes malheurs, et le secours que j’ose attendre de votre jus-