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LETTRE DE M. DE BEAUMARCHAIS
AUX GAZETIERS ET JOURNALISTES


Paris, ce 10 septembre 1778.
Monsieur,

La variété des récits que les gazettes ont faits de l’arrêt en ma faveur rendu, le 21 juillet de cette année, au parlement d’Aix, dans le long et trop bruyant procès entre M. le comte de la Blache et moi ; les versions dénuées de sens et de vérité que j’en ai vu répandre dans le public, avec plus d’ignorance des faits peut-être que de méchanceté, m’obligent à recourir une seule fois aux rédacteurs des gazettes et journaux, où j’ai tant été déchiré pendant dix ans sur ce procès.

Je vous prie donc, monsieur, d’insérer dans le vôtre ce compte exact, simple et sans fiel, des motifs et de la teneur d’un arrêt qui m’assure à l’estime publique un droit que l’injustice enfin reconnue, et sévèrement réprimée par cet arrêt, avait tenté de m’enlever.

Jamais, dans aucun tribunal, procès n’a peut-être été plus scrupuleusement examiné que celui-ci au parlement d’Aix. Les magistrats y ont consacré, sans intervalle, cinquante-neuf séances, mais avec une si auguste circonspection, que les regards curieux de toute une grande ville, extrêmement échauffée sur cette affaire, n’ont rien pu saisir de l’opinion des juges avant l’arrêt du 21 juillet.

Sans y être invités, et de leur plein gré, les plus habiles jurisconsultes de ce parlement se sont empressés de traiter la matière agitée au Palais, mais avec un désintéressement, une profondeur et des lumières qui font le plus grand honneur au barreau de cette ville, et qui serviront sans doute à l’avenir de documents sur l’importante question du faux.

Pendant ce temps, toute la Provence examinait avec attention l’active ardeur du comte de la Blache à épuiser tous les moyens de donner à ses prétentions les couleurs les plus favorables. On admirait surtout le parfait contraste entre la vivacité, la multiplicité de ses démarches, et le travail solitaire, le silence et la retraite profonde où j’ai vécu pendant tout le temps qu’a duré l’instruction.

Ennemi juré des sollicitations des juges, toujours plus fatigantes pour eux qu’instructives pour les affaires, si j’en ai paru porter l’éloignement trop loin dans cette occasion, je dois compte en peu de mots de mes motifs.

Il s’agissait ici pour moi beaucoup moins d’un argent disputé que de mon honneur attaqué. Si j’avais imité mon adversaire, qui ne quittait jamais la maison d’un juge que pour en aller entreprendre un autre, on n’eût pas manqué de m’accuser d’étayer mon droit à l’oreille, et dans le secret des cabinets, par l’influence d’un crédit que je n’ai point, et dont il eût été lâche à moi d’user si je l’avais eu.

Respectant donc l’asile et le repos de chacun, j’ai supplié la cour de m’accorder une seule audience devant les magistrats assemblés, les pièces du procès sur le bureau, pour que tous pussent, en m’écoutant, juger à la fois l’homme et la chose, se concerter ensuite, et former l’opinion générale d’après l’effet que ce plaidoyer à huis clos aurait produit sur chacun d’eux.

« Cette façon d’instruire un grand procès, messieurs, ai-je dit, me paraît la plus prompte, la plus nette, la plus décente de toutes. Elle convient surtout à la nature de mes défenses : alors, ne craignant pas d’être taxé d’y employer d’autres moyens que ceux qui sortent du fond même de l’affaire, j’espère y remplir honorablement ce que je dois à l’intérêt de ma cause, à l’instruction de mes juges et au respect de l’auguste assemblée. Mais une pareille faveur ne doit pas être exclusive. Elle est, si je l’obtiens, acquise de droit à mon adversaire ; et quoiqu’il ait déjà pris à cet égard tous ses avantages sur moi, je la demande pour nous deux, en lui laissant le choix de parler avant ou après moi, selon qu’il lui conviendra le mieux. »

Ma demande me fut accordée.

À l’appui de deux mémoires fort clairs, mais véhéments, que les plus outrageantes provocations m’avaient arrachés, j’ai parlé cinq heures trois quarts devant les magistrats assemblés. Le comte de la Blache a plaidé le lendemain lui-même aussi longtemps qu’il l’a cru nécessaire à ses intérêts.

Enfin, après avoir bien étudié l’affaire, nous avoir bien lus, bien entendus, la cour, pour dernière des cinquante-neuf séances dont j’ai parlé, a passé la journée entière du 21 juillet à délibérer et à former son arrêt, dont le prononcé, tout d’une voix, déboute le comte de la Blache de l’entérinement de ses lettres de rescision, de ses appels, de toutes ses demandes et prétentions contre moi, ordonne l’exécution de l’acte du 1er avril 1770 dans toutes ses parties, le condamne en tous les frais et dépens, supprime tous ses mémoires en première, seconde instance, ceux aux conseils, au parlement d’Aix, en un mot tous ses écrits ; et le condamne en douze mille livres de dommages et intérêts envers moi, tant pour saisies, actions, poursuites tortionnaires, que pour raison de la calomnie.

On peut me pardonner si j’avoue, pour cette fois seulement, que l’odieux substantif calomnie a pu plaire à mon cœur et flatter mon oreille. Ce mot énergique, dans un arrêt si grave et tant attendu, est le prix mérité de dix ans de travaux et de souffrances.