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Quand on se rappellera l’honnêteté de mes propositions à votre conseil assemblé, l’offre que j’ai faite de les prendre pour arbitres, quoique vos amis ; et celle de leur envoyer mon blanc seing !

Lorsqu’on se rappellera comment votre avocat d’alors m’a longuement injurié pour de l’argent dans ses plaidoyers et mémoires : comment vous m’avez ensuite accusé d’avoir fabriqué de fausses lettres de Mesdames, afin qu’on en induisît que j’avais bien pu fabriquer un faux acte ; et comment, vous joignant enfin au rapporteur Goëzman pour me déchirer, vous lui avez écrit de Paris (que vous nommiez Grenoble) que j’étais le calomniateur le plus atroce, un monstre achevé, un serpent rongeur de limes, une espèce venimeuse dont il fallait purger la société par la voie du bourreau !…

Malheureux prophète ! il s’en est peu fallu que je n’aie été la victime de vos affreux pronostics. Et quand vous faisiez la prédiction, on sait ce que vous tentiez pour en assurer l’accomplissement ! Premier auteur de tous mes maux, vous ne fûtes étranger à aucun d’eux ! Dans cette longue carrière de douleurs, vous m’avez toujours poursuivi l’intrigue à la main, la haine au cœur, et l’injure à la bouche !

Huit jours avant l’arrêt (cet horrible arrêt qui pourtant ne m’a rien ôté), l’on vous a vu triompher tout haut du sort qu’on me destinait au Palais, et que vous espériez voir encore plus funeste ! Homme injuste, vous avez été trompé ! mais vous l’eussiez été de même en tout autre cas. Je ne suis pas aussi sage que Socrate, ai-je dit alors bien des fois à mes juges : mais avec son innocence j’aurai sa fermeté, j’irai jusqu’à la ciguë, et je la boirai. Et il n’y a point ici de roman : vous savez si je l’aurais bue, vous que je m’abstiens de désigner autrement, auguste protecteur ! vous à qui mon cœur oserait donner un nom plus tendre, s’il pouvait s’allier avec le plus profond respect, vous savez si je l’aurais bue !

Lorsque, après m’avoir fait chercher partout, la veille de cet affreux jugement, vous me dites avec un noble et tendre intérêt, qui fit tressaillir mon âme de plaisir : N’allez pas demain au Palais, mon enfant, je tremble pour vous : si les bruits se réalisaient, si les résolutions étaient funestes, on vous ferait passer de l’interrogatoire au cachot… N’allez pas demain au Palais.

Non, monseigneur, mes ennemis ne me reprocheront point de n’avoir montré qu’un faux courage : il me reste un interrogatoire à subir avant le jugement : c’est mon devoir, il faut l’accomplir. J’irai demain au Palais. Et quant aux dangers que vous craignez pour moi, daignez m’entendre.

Je ne sais pas encore jusqu’à quel point une âme humaine peut s’exalter dans le malheur : il sera temps alors de s’en occuper : mais soyez sûr que le bras infâme ne souillera point un homme que vous avez honoré de votre estime. On excuse un infortuné…

Le lendemain matin j’étais sous les terribles voûtes à cinq heures, avant l’ouverture des portes. Mais seul, à pied, traversant dans l’obscurité ce pont si bruyant qui mène au Palais, frappé du silence et du calme universel qui me faisait distinguer le bruit de la rivière, je disais en perçant le brouillard : quel sort bizarre est le mien ! Tous mes amis, tous mes concitoyens sont livrés au repos : et moi je vais peut-être au-devant de l’infamie ou de la mort. Tout dort en cette grande ville ; et peut-être je ne me coucherai plus !

La douleur m’emporte : il faut achever. Bientôt on ouvrit le Palais. Je les vis tous arriver en robe, et monter en silence au tribunal. Chacun en passant jetait un coup d’œil sur la victime ; et moi je comptais les sacrificateurs. Voilà donc ceux, disais-je, qui vont me condamner !

Je fus longtemps interrogé. Ma tranquille fermeté fit peut-être penser que mon danger m’échappait, et que la précaution de m’arrêter prisonnier était inutile : et j’ai su depuis qu’un honnête homme des sous-ordres, qui me connaissait bien, ne cessait de répéter en soupirant : Eh ! messieurs, vous l’aurez tant que vous voudrez : je réponds bien que celui-ci ne s’enfuira pas.

Je sortis de la grand’chambre à huit heures, exténué, mourant de froid. J’entrai chez une de mes sœurs, logée à quatre pas. « Je suis bien fatigué, lui dis-je, et je ne veux pas m’éloigner du Palais. Ils ont beaucoup à lire avant d’opiner. Fais-moi donner un lit, chère sœur : un peu de repos me rafraîchira la tête, et j’en ai grand besoin. »

Je ne voulais que me reposer ; je tombai dans un sommeil léthargique.

Ce secours hospitalier, cet oubli momentané de mes maux, me fut très-utile, en ce qu’il remplit une partie de l’horrible journée à la fin de laquelle… On sait le jugement. Mais ce qu’on ne sait | que, pendant que tous mes amis se désolaient sur mon sort, jamais particulier ne fut honoré d’une bienveillance plus auguste, et ne reçut des témoignages plus généreux et plus flatteurs de l’estime publique ; enfin jamais infortuné ne goûta de joie aussi pure que la mienne ; et je disais, en me recueillant le soir sur des contrastes aussi étranges :

Ô vous qui, chargés du pouvoir momentané d’infliger des peines, avez prononcé sur moi une peine d’opinion, sans avoir égard à l’opinion qu’on aurait de votre jugement, voyez mon sort, et comparez !

C’est alors que mon repos fut doux. J’avais passé la nuit précédente à mettre ordre à mes affaires, dont la plus importante à mes yeux fut de partager les débris de ma fortune entre mes parents, sous la condition expresse de suivre le procès que je défends aujourd’hui jusqu’à extinction d’argent et de chaleur. L’autre affaire honorait ma mémoire,