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livres à M. Duverney, aura beau se contredire assez étourdîment pour vouloir réduire au prêt de cinquante-six mille francs ces immenses bienfaits sur lesquels il m’a tant injurié, il n’en sera pas moins prouvé que M. Duverney m’a prêté les cent trente-neuf mille francs spécifiés dans notre acte, et dont je réclame les titres acquittés. Que sont-ils donc devenus ces titres ? Voilà ce à quoi il faut répondre sans biaiser.

Pressé par cet argument, prétendez-vous que M. Duverney m’a remis ces cent mille livres et plus de titres ? Mais c’est ce que M. Duverney n’eût jamais fait, si une libération définitive ne m’avait pas acquitté de ces sommes envers lui. Or, il n’y a jamais eu entre nous d’autre libération réciproque et définitive que l’acte du 1er  avril 1770 ; et dans cet acte, M. Duverney ne me rend pas mes titres ; il s’oblige seulement de me les rendre à ma première réquisition : que sont-ils devenus ? Votre réponse n’y satisfait point, ou bien il faut en conclure que l’acte du 1er  avril est excellent.

M. Duverney les a-t-il brûlés comme inutiles à mes intérêts, et de garde dangereuse pour ses secrets ? Mais c’est certainement ce qu’il n’aurait pas fait, s’il n’avait pas existé dans mes mains et dans les siennes un acte antérieur qui les annulât. On ne perd pas de gaieté de cœur pour plus de cent mille livres de titres actifs contre son débiteur. Et cette seconde supposition prouve aussi nécessairement que la première l’existence et la légitimité de l’acte du 1er  avril 1770, ou bien elle laisse encore sans réponse mon éternelle question : Que sont devenus tous ces titres de créance que je réclame ?

Enfin, M. Duverney n’a-t-il ni remis ni brûlé de son vivant ces reçus de moi montant à plus de cent mille livres, ils existent donc, en quelque endroit qu’ils soient. Mais pour le coup, s’ils sont disparus aussi étrangement. il ne saurait y avoir de supercherie de ma part. Vous ne direz pas que je me suis rendu invisible pour les aller enlever du secrétaire de M. Duverney pendant sa dernière maladie. J’étais mourant à la campagne ; et vous savez bien, monsieur le comte, que ce n’est pas moi qui me suis emparé de ses derniers moments.

Articuler positivement que vous les en avez ôtés, c’est ce que je ne ferai point, car je ne sais ce qui en est : non que je ne le pusse avec bien plus de fondement que vous n’en mettez dans vos honnêtes présomptions contre l’acte.

Car enfin il est de notoriété dans la famille de M. Duverney que vous ne quittiez point sa chambre pendant sa dernière maladie.

Il est de notoriété dans cette famille que, surmontant la douleur de perdre votre bienfaiteur, vous avez eu le sang-froid de faire tenir, le jour de sa mort, un notaire avec un acte à signer, enfermé quatre heure dans sa garde-robe, attendant un moment de demi-connaissance qui ne revint plus au malade.

Dans cette famille, il est constaté par vos aveux mêmes que, surmontant l’amour filial, vous aviez destiné cet acte à faire passer sur votre tête les bienfaits qu’un oncle généreux avait placés sur celle de sa nièce, votre digne et respectable mère.

Et il est évident que, puisque vous avez tenté de faire une telle chose, vous étiez le maître absolu de l’intérieur de cette chambre.

Et mon père, à qui j’ai conté ce trait de votre amour filial, ne voulait pas absolument le croire.

Et lorsqu’il s’y est vu forcé, il s’est écrié : Mon Dieu ! que cette dame est malheureuse ! Car mon père ignorait qu’elle eût un second fils aussi tendre et respectueux que l’aîné fut toujours dur envers elle.

Et ce vieillard chéri s’est mis à pleurer de joie de ce que vous n’êtes pas son fils, ou de ce que son fils n’est pas vous.

Et vous voyez bien que si l’on voulait sur ces données proposer un problème, il n’irait pas mal ainsi :

Un légataire universel était maître absolu de la chambre du testateur mourant sans connaissance ; ce légataire était assez injuste pour vouloir dépouiller sa mère ; il avait assez de sang-froid pour oser le tenter en ces moments affreux ; il avait la liberté de faire entrer dans cette chambre un notaire pour en faire signer secrètement l’acte au testateur. Dans le secrétaire du testateur, auprès de son lit, étaient des titres dont il importait fort au légataire de dépouiller un sien ennemi. Ces titres ne se sont pas trouvés sous le scellé du testateur après sa mort. On demande qui l’on peut soupçonner de les avoir détournés. L’on n’exige qu’une grande probabilité pour solution.

Quoi qu’il en soit de cette solution, si ces titres, à la levée des scellés, ne se sont point trouvés dans le secrétaire, celui qui les en a ôtés est celui-là même qui s’est emparé du double de l’acte, du traité des bois résilié et biffé, du contrat en brevet de soixante mille livres, et de trois quittances de vingt mille, de dix-huit mille et de neuf mille cinq cents livres. Le tout devait être ensemble ; et n’est-ce pas là le cas ou jamais de dire : Is fecit cui prodest ? Celui-là le fit, à qui il importait de le faire. Mais comme on n’aurait écarté tous ces titres que pour combattre l’acte avec plus d’avantage, par l’obscurité que cette disparition répandrait sur ces clauses, il faut avouer que cette explication adoptée produirait tout juste un effet contraire, puisqu’elle supposerait nécessairement existant dans le secrétaire cet acte qu’on voulait obscurcir, annihiler, diffamer, en se permettant la soustraction des titres qui l’auraient rendu inexpugnable. Et voilà que je commence à n’être plus si en peine de ce que sont devenus tous ces