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Tant de modération eût dû peut-être engager le comte Falcoz de la Blache à se renfermer dans les mêmes termes. Mais au moment où j’avais enfin obtenu le bureau pour le rapport du procès, le comte Falcoz a jeté dans le public un mémoire fort épais, dont la majeure partie, qui semble employée à discuter le fond de l’affaire, a pour unique objet de me diffamer.

Un autre but de ce long mémoire, à l’instant du jugement, est de me faire perdre, en y répondant, le temps de voir les juges, ou celui de réfuter le mémoire, en allant faire les sollicitations d’usage ; enfin un espoir plus secret encore du comte de la Blache est que, l’arrêt étant cassé, il lui restera la ressource de dire, comme lui et ses conseils le font d’avance, que si l’arrêt n’a pu se soutenir par les vices inexcusables de sa forme, le comte légataire n’en a pas moins prouvé sans réplique, dans son dernier mémoire, que l’acte du 1er avril est encore plus vicieux que l’arrêt qui l’annula.

Forcé de repousser un outrage aussi sanglant qu’il est gratuit, je me suis mis, nuit et jour, au travail ; j’ai fait promptement une réponse à ce mémoire, où, sans m’écarter de mon sujet, je crois m’être justifié de façon à faire longtemps rougir mon adversaire de sa cruelle injustice.

Mais, toujours plus contrarié qu’aucun homme patient ne pourrait le soutenir, je me trouve arrêté par le seul obstacle au monde que je ne dusse pas craindre de rencontrer. Mon propre défenseur, mon avocat aux conseils me refuse de concourir à ma justification, et s’obstine à ne vouloir donner ni signature, ni consultation, ni aucune attache à la très-légitime défense de son client.

Cet avocat a fait de son côté une réponse au mémoire insultant de Me Mariette, où non-seulement il ne dit pas un mot qui tende à me justifier sur tous les outrages relatifs à l’acte du 1er avril, mais dans laquelle il me réserve expressément de le faire moi-même, par la phrase suivante, qu’on lit à la page 22 de son mémoire : « Le sieur de Beaumarchais, tranquille sur son bon droit comme sur sa conduite irréprochable, se charge de justifier publiquement jusqu’à la dernière syllabe de l’acte, lorsque le comte de la Blache aura pris contre lui les voies légitimes devant le tribunal auquel le fond sera renvoyé après la cassation de l’arrêt insoutenable qu’il combat. »

Mais par quelle bizarrerie ce défenseur, en même temps qu’il reconnaît l’importance de cette justification, prétend-il forcer son client de la différer, de la remettre à des temps incertains, et de rester aujourd’hui sous le coup du plus insidieux adversaire ?

La mauvaise opinion que Me Mariette cherche à donner de moi dans son mémoire ne peut-elle donc pas influer sur la décision des juges ? Et si l’avocat du comte de la Blache a cru nécessaire à sa cause de me dénigrer, comment mon avocat peut-il croire indifférent à la mienne que je me justifie ou non ?

À mes justes plaintes sur ce refus, mon avocat oppose un règlement intérieur du corps des avocats aux conseils, par lequel ils se sont interdit de signer aucune défense qui ne fût émanée d’eux ; et il motive ce règlement en disant : que bien des avocats aux conseils, manquant de confiance en leur plume, employaient celle des avocats au parlement ; ce qui enlevait aux habiles de leur corps une préférence que les clients leur auraient donnée sans cette ressource des faibles de se servir des avocats au parlement.

Je demande à cela comment un règlement aussi exclusivement favorable aux habiles a pu passer à la pluralité des voix dans un corps dont il doit laisser beaucoup de membres sans emploi ? Les avocats aux conseils prétendent qu’ils y ont remédié par un autre règlement intérieur, qui interdit à tout avocat aux conseils de se charger d’une cause entamée par son confrère, quelque mécontentement que le client puisse avoir de son avocat.

Fort bien : mais au moins vous ne pouvez pas enlever aux avocats au parlement le droit d’écrire et d’imprimer pour les clients mécontents de leurs défenseurs au conseil ? — Autre règlement intérieur, qui interdit aux imprimeurs de prêter leurs presses à tout avocat étranger au corps, dans les instances au conseil, sous peine d’amende arbitraire.

Fatigué de tant de règlements intérieurs, je me suis vainement adressé, par moi et mes amis, à beaucoup d’avocats aux conseils ; plusieurs ont trouvé la conduite de mon défenseur fort extraordinaire ; ils ont même offert de me donner leur consultation sur mon mémoire, si ce défenseur voulait seulement joindre sa signature à la leur ; mais celui-ci refusant obstinément de le faire, attendu sa qualité de syndic, je me trouve encore éconduit par un autre règlement plus intérieur qui interdit aux avocats aux conseils de consulter pour aucun client, si son avocat ne se joint à eux : de sorte que les avocats aux conseils, ayant sagement pourvu à tous leurs intérêts, comme on voit, ont seulement oublié l’intérêt de leurs clients, dont il eût été plus généreux de s’occuper un peu davantage.

Enfin, pour qu’il fût bien décidé qu’on ne me prêterait aucun secours, les avocats aux conseils, dans une assemblée toute récente, ont porté des menaces terribles d’interdiction contre celui d’entre eux qui serait assez osé pour être moins dur envers moi que ses confrères.

Pressé par l’approche du jugement, forcé de faire paraître mes défenses, désolé du refus obstiné de mon défenseur et de tout autre avocat du même corps, outré que dans une compagnie de soixante avocats aux conseils il ne s’en trouve pas un seul