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affaire aussi grave que difficile, son opinion ne s’était décidée qu’à cette époque du procès.

Si donc la publicité d’un tel interrogatoire devant tous les juges est un bien, en quel sens une plus grande publicité pourrait-elle être un mal ? N’est-il pas égal aux magistrats, qui sont froids sur la question à juger, qu’on ignore ou connaisse ce qu’ils ont demandé ? L’accusé seul est intéressé qu’on sache ou ne sache pas ce qu’il a répondu. Mais comme il n’y a que la sottise ou l’hypocrisie qui aient intérêt à cacher leurs démarches, et que je tâche d’éviter l’une autant que je déteste l’autre, je dirai comment on m’a interrogé, comment j’ai répondu, tout ce que j’ai dit, bien ou mal ; ne voulant pas plus déguiser mes torts dans ce procès, que ce qui peut paraître louable dans ma conduite.

Le gazetier d’Utrecht, qui se donne des libertés en tout genre sur cette affaire, et qui tient ses articles Paris de Marin, suppose, dans sa gazette du 17 janvier, une conversation entre M. le premier président et moi, et croit me donner pour un audacieux personnage, en publiant une de mes prétendues réponses à ce magistrat.

Certainement, si quelque homme en place m’honorant de ses conseils m’avait dit (ce que le gazetier met dans la bouche de M. le premier président) : « Quel besoin avez-vous d’instruire le public de cette affaire ? est-il votre juge ? Et quel autre intérêt met-il à tout ceci que celui d’une vaine curiosité ? » je n’aurais pas cru m’écarter de mon devoir en lui répondant avec modestie : Cette affaire, monsieur, intéresse un membre du parlement ; et je ne ferai point à mon siècle l’injure de le croire assez avili pour être indifférent sur ce qui touche ses magistrats. La nation, à la vérité, n’est pas assise sur les bancs de ceux qui prononceront ; mais son œil majestueux plane sur l’assemblée. C’est donc toujours un très-grand bien de l’instruire : car si elle n’est jamais le juge des particuliers, elle est en tout temps le juge des juges ; et loin que cette assertion, que j’ai déjà osé imprimer en d’autres termes, soit un manque de respect à la magistrature, je sens vivement qu’elle doit être aussi chère aux bons magistrats que redoutable aux mauvais.

Eh ! quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à cinq heures pour aller au palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ; d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publique ? Et cette estime, monsieur, est-elle autre chose qu’un jugement qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ?

Peut-être serait-il à désirer que la jurisprudence criminelle de France eût adopté l’usage anglais d’instruire publiquement les procès criminels.

Le seul mal qui pût en résulter serait de soustraire quelquefois un coupable au châtiment mérité ; mais combien d’innocents l’usage a-t-il fait périr ! Dans l’ordre civil, sauver un coupable est un léger inconvénient ; supplicier un innocent fait frémir la nature : c’est le plus effrayant des malheurs.

Je ne pousserai pas plus loin ce parallèle : il n’est pas de mon ressort. Peut-être un jour oserai-je exposer avec respect le fruit de mes réflexions à cet égard, persuadé que chaque citoyen doit à l’État le tribut de ses vues patriotiques, en échange de la protection que le prince lui accorde, et des agréments dont la société le fait jouir.

Voilà quelle eût été ma réponse. Le gazetier Marin peut bien envenimer, engourdir tout ce qu’il touche : c’est une torpille ; mon devoir à moi, c’est de rendre à mes idées le vrai sens, quand l’ignorance ou la malignité les ont défigurées.

Posant donc pour principe que le plus ou moins de publicité de l’interrogatoire aux pieds de la cour importe à l’accusé seulement, deux autres considérations d’un grand poids à mes yeux me déterminent à suivre mon projet à cet égard.

1o Je dois aux officiers qui ont assisté à l’instruction de ce procès, d’anéantir l’imputation que mes adversaires leur ont faite dans leurs défenses, de m’en avoir communiqué les pièces pour écrire les miennes. Et rien n’y est plus propre que de donner au parlement qui m’a interrogé cette preuve de la fidélité de ma mémoire.

2o J’aime à rendre à la cour l’hommage public de l’étonnement où cet interrogatoire m’a jeté. Mille bruits scandaleux et relatifs à des affaires antérieures m’avaient fait croire que ces interrogatoires se faisaient avec un éclat, un tumulte, un désordre capables d’effrayer l’innocent le plus intrépide. Si l’on en croyait ces bruits, il semblait que la cabale et l’intrigue attendissent ce moment pour triompher de la froide équité des bons juges, et du trouble d’esprit des malheureux opprimés. Jamais, je dois le dire, la religion, tout auguste qu’elle est dans ses cérémonies, ne m’a rien présenté de plus noble, mais en même temps de plus consolant, que le ton, la forme et l’ensemble de ce majestueux interrogatoire.

Le 22 décembre donc, vers les sept heures du soir, toutes les chambres assemblées, je fus appelé pour être interrogé à la barre de la cour. En ce moment je travaillais au greffe à un précis de l’affaire, que je voulais présenter le lendemain à tous les magistrats, lorsqu’ils entreraient au palais pour me juger. Mon travail avait encore un objet plus intérieur, celui d’examiner le soir chez moi ce que