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VIE DE BEAUMARCHAIS.

les historiens de Beaumarchais auraient bien dû, par suite, tenir d’après lui quelque compte[1], diffère pour un détail. C’est d’un canif qu’il parle ; mais, d’après l’interrogatoire même que M. d’Arneth a publié textuellement, Beaumarchais s’était réellement servi d’un rasoir, l’arme de Figaro[2] !

Devant ce récit du postillon, M. de Kaunitz ne pouvait que s’assurer de Beaumarchais qui s’était avec tant d’aplomb joué de l’impératrice, et le tenir sous bonne garde jusqu’à ce que M. de Sartine, à qui il se hâta d’en écrire, eût répondu ce qu’il fallait faire de lui.

Sa lettre fut longue à venir à cause des difficultés de la décision à prendre, et c’est ce qui fit retenir Beaumarchais sous clé pendant tout un long mois. Elle arriva enfin et se trouva très-nette et très-brave. M. de Sartine avait pris résolûment son parti : il réclama simplement Beaumarchais.

C’était son homme, il ne le reniait pas, et peut-être pour cause, comme nous verrons : il le défendait même. Le ministre de Marie-Thérèse n’eut donc plus qu’à passer condamnation. Non-seulement il fit relâcher et laissa partir Beaumarchais, mais voyant la situation qui lui était faite par approbation de M. de Sartine, il crut de la dignité de sa souveraine, pour qu’elle ne parût pas avoir été dupe, de ne le congédier qu’avec un présent digne d’elle : mille ducats[3]. Beaumarchais fit de la dignité à son tour : il refusa. De l’argent ! Fi ! Pour qui le prenait-on ! Il cria si fort, que revenu à Paris il obtint d’échanger les mille ducats pour un diamant de pareille somme dont il lui fut même permis de dire tout haut l’origine, ce que, bien entendu, il n’eut garde d’oublier[4].

M. de Kaunitz s’était exécuté de bonne grâce, mais sans s’y tromper, sans même paraître trop surpris notamment de ce qu’avait fait notre lieutenant de police pour Beaumarchais : « Il me semble, dans cette affaire, écrivait-il sur le moment même, le 20 septembre 1774, à M. de Mercy, ambassadeur de l’impératrice-reine près de Louis XVI, il me semble qu’à la morale très-relâchée de M. de Sartine se joint encore l’intérêt personnel qu’il peut avoir à éviter les reproches très-fondés qu’on serait en droit de lui faire d’avoir donné au roi, pour l’exécution d’une commission si délicate, un sujet comme M. de Beaumarchais, et que là pourrait bien être la principale raison qui l’engage non-seulement à l’excuser, mais à entreprendre même sa défense[5].

Sur tout le reste, et en particulier sur l’origine du libelle, dont il n’hésitait guère à voir dans Beaumarchais l’auteur véritable, ce qui lui expliquait, lui éclairait jusqu’au fond cette étrange aventure, si étonnante d’audace mais si pleine de risques aussi pour celui qui l’avait osée ; M. de Kaunitz ne nous semble pas avoir été d’une moins clairvoyante lucidité.

« En supposant, écrivait-il encore à M. de Mercy[6], que Beaumarchais est lui-même l’auteur du libelle, comme toute l’histoire de sa vie privée et toute sa manœuvre dans cette affaire-ci peuvent très-fort l’en faire soupçonner, tout ce qu’il dit avoir fait, et tout ce qu’il prétend lui être arrivé, ainsi que les causes secrètes de ces démarches, et du roman ridicule dont il nous a régalés, se comprennent sans peine.

« Dans cette supposition, ajoute-t-il, insistant sur la nature même du libelle, si injurieux pour la reine, et sur les dangers qu’aurait courus Beaumarchais, s’il eût été avéré qu’il en était l’auteur, dans cette supposition, pour détourner de lui le soupçon d’un crime de lèse-majesté aussi parfaitement caractérisé, il est tout simple qu’il se soit chargé de la

  1. M. de Loménie n’en a dit mot, et M. d’Arneth lui-même n’a pas même su que le prince en avait parlé.
  2. D’Arneth, p. 12.
  3. D’Arneth, p. 56. Lettre de Kaunitz à M. de Mercy.
  4. Mémoires secrets, t. IX, p. 204.
  5. V. toute cette lettre dans le petit volume de M. d’Arneth, p. 69.
  6. V. encore cette lettre chez M. d’Arneth, p. 49.