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MÉMOIRES.

de faire voir combien il lui était important de voir son juge, et de l’instruire sur les imputations personnelles qui lui étaient faites ; il désirait avoir un entretien avec lui ; ce désir était légitime ; il serait injuste de lui en faire un crime. Le crime ne consiste que dans l’infraction de la loi ; or, quelle est la loi qui défend aux parties de voir leurs juges et de les solliciter ? Il n’y en a aucune. Si une telle loi existait, elle serait sauvage et devrait être abolie, parce qu’encore une fois le juge, pour sa propre instruction, doit voir les parties et les entendre : or il est prouvé que M. Goëzman avait refusé toute audience au suppliant les 1er  et 2 avril.

Ce refus a fait recourir à toutes les voies possibles pour se procurer cette audience désirée, et que le suppliant regardait comme indispensable. Le résultat de toutes les démarches qui ont été faites a été que, sans argent, on n’aurait point d’audience. Des agents intermédiaires ont apprécié le sacrifice d’abord à cent louis-, ils ont ensuite demandé un bijou. Le suppliant n’a point vu madame Goëzman ; il n’a fait ni fait faire de pacte avec elle ; il ignore personnellement si elle a accepté l’or et le bijou ; mais il sait, et les intermédiaires savent comme lui, qu’il ne demandait que des audiences, parce que tout son objet était d’instruire son rapporteur : ils l’ont tous déposé ; madame Goëzman l’a elle-même attesté à la justice elle l’a répète dans son sup . Si les intermédiaires ont rapporté, le jour delà perte du procès, les cent louis et la montre, ils en ont donné la raison, en déclarant que madame Goëzman avait dit que si le suppliant ne pouvait, avant le jugement, obtenir les audiences par elle promises, tout serait restitué. Le suppliant n’a point été partie directe dans la négociation ; on ne peut, pour lui faire un crime, lui supposer une intention qu’il n’a jamais eue, celle de corrompre son juge ; on le peut d’autant moins, que la femme de ce juge déclare elle-même que le suppliant ne lui avait fait demander que des audiences. Où est donc le crime ? où est même le blâme ? Est-ce du côté du suppliant, qui, contraint

cil.— de Philippe TV, de 1302, art. 13’. défend aux juges de rien prendre, même s il leur était offert.

Celle de Charles VII, du 28 octobre 1 H :  ;, art. 6, fait défenses aux présidents et conseillers de prendre et recevoir par eux, leurs "■jnits et familiers, aucun don et présent, sous quelqu’espèce que ce soit, de viande, vin ou autre chose. Une seconde ordonnance du même roi, d renouvelle la même disposition dans les termes les plus forts, art. ILS ;.■ Voulant obvier ci l’indignation de Dieu, et aux grandes esclandres et inconvénients qui pour telle iniquité ou i„, ,’it ; st de justice aviennent souvent,.1 " et prohibons à tous nos juges et officiers, tant « en notre cour de parlement qu’en toutes autres — cours de notre royaume, que nul ne prenne et ne reçoive, par soi ou par autre directement ou indirectement, dons corrompables…, sur peine de privation de leurs offices ; et en outre voulons iceux être punis suivant l’exigence des cas et la qualité des personnes, et tellement que exemple à tous.

Et l’article 120 enjoint aux présidents des cours de faire diligente inquisition desdits cas, pour y donner provision convenable, et en faire punition sans dissimulation ou délai, et sans faveur ou exeption de personne, sur peine d’encourir notre indignation, et d’en être punis.

Ces règlements, faits par les législateurs pour prévenir les abus dans l’administration de la justice, ont été renouvelés par toutes les ordonnances postérieures 2:ainsi les magistrats ne peuvent les ignorer. Les lois ne leur défendent pas seulement de rien recevoir des parties par eux-mêmes, mais encore par des personnes interposées, leurs gens ou familiers, directement ou indirectement. Le suppliant ne va pas jusqu’à supposer que M. Goëzman ait eu connaissance des présents exigés par sa femme pour faire donner audience; elle est néanmoins la personne interposée dont parlent les ordonnances, leurs gens ou familiers. D’ailleurs il y a ici contre M. Goëzman la présomption de la loi, qui


par une dure nécessité, a fait un sacrifice pour

porte:inter proximas personas fraus facile præsumitur

obtenir une chose juste qu’il demandait ? Non certes ; mais il est entièrement du côté de ceux qui ont exigé des présents, et qui ont mis un prix exorbitant à l’audience qui a été accordée. Le juge qui fait payer une audience au plaideur est punissable; mais le plaideur qui la paye, parce qu’il ne peut pas l’obtenir par une autre voie, ne l’est point, parce qu’encore une fois la demande par lui faite d’une audience est juste, et que jamais on n’est répréhensible lorsqu’on ne fait que des demandes justes. Malheur à ceux qui, pour les accorder, emploient de mauvaises voies ! eux seuls méritent le blâme et la punition.

Aussi rien n’égale la sévérité de nos ordonnances sur ce point.

Si la fraude se présume facilement entre des personnes proches, combien, à plus forte raison, doit-elle se présumer entre deux personnes étroitement unies par un lien sacré, qui vivent ensemble dans la plus grande intimité, qui ont la même habitation, la même table, le même lit, et qui ne doivent rien avoir de secret l’un pour l’autre ! N’est-ce pas ici le cas de dire:inter conjunctas personas fraus multo facilius præsumitur ? Mais, encore une fois, le suppliant n’entend point

[1]

[2]

  1. Conférence du Guesnois.
  2. Article 16 de l’ordonnance de Charles VIII, de 1493 ; article 36 de celle de Louis XII, de 1507 ; article 35 de celle de François 1er , de 1535 ; article 19 de l’ordonnance de Moulins, de 1556 ; article 43 de celle d’Orléans, de 1560; article 114 de celle de Blois, de 1579.