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que je ne l’embrassai seulement pas pour la remercier de ce service.

Comment donc arrive-t-il aujourd’hui que vous, qui aviez, à la vérité, d’excellentes raisons pour ne pas me visiter en prison, et qui, le seul de tous les gens de ma connaissance, n’avez jamais osé y mettre le pied, vous vous trouviez mon créancier de douze louis que vous ne m’avez pas prêtés pour le fait de ma sortie ? Pour cet article, monsieur, comme je l’ai remboursé à ma sœur, qui me l’avait avancé, permettez qu’il soit rayé de votre mémoire ; et puisque les bons comptes font les bons amis, pour le petit restant que je puis vous devoir, vous avez à moi, depuis un an, deux effets de cent louis chacun, dont j’ai espéré que vous voudriez bien me procurer le payement (en reconnaissant vos peines, bien entendu), vous m’obligerez de m’acquitter envers vous par vos mains ; ou s’ils sont d’une trop longue rentrée, le sieur Lépine, mon beau-frère, dont vous connaissez les talents, la fortune indépendante, le grand commerce et le crédit, et dont vous paraissez autant révérer l’honnêteté que j’aime sa personne, a dans ses mains un effet de quatorze mille francs à moi, sur le roi, dont il s’est chargé de solliciter le payement : il voudra bien vous tenir compte de trois ou quatre cents livres, si je vous les dois, et nous serons quittes.

À toutes les amères tirades dont votre mémoire est plein à ce sujet, j’avais d’abord ainsi répondu :

On sait qu’il y a beaucoup de gens du Sud à Paris, dont l’unique métier est d’obliger tout le monde. Y a-t-il un mariage dans une famille ? ils ont des gants, des cocardes et des odeurs ; un repas ? des olives, du thon, du marasquin : des besoins ? de l’argent et un dépôt tout prêt pour vos effets ; un voyage ? des courroies, des malles, des selles et des bottes ; et puis, à propos de bottes, ils prétendent à la reconnaissance en présentant la mémoire.

Tout considéré, j’ai eu peur que cette réponse ne vous offensât ; je l’ai retranchée pour y substituer le détail plus sérieux que vous venez de lire, et j’espère que vous m’en saurez gré.

Mais pendant que je relève ici les erreurs d’un autre, je m’aperçois que j’ai pensé en faire une à l’article Marin. Pourquoi ces juifs (y ai-je dit) qui vont et viennent de chez vous chez lui, et de chez lui chez vous ? J’avais soupçonné que ces juifs qui venaient chez Bertrand, de la part de Marin, étaient chargés d’espionner ce que disaient ou faisaient les honnêtes gens de la maison de ma sœur. Mais j’ai appris depuis que ces juifs y venaient pour des affaires absolument étrangères aux honnêtes gens de la maison de ma sœur. Je fais justice à moi comme aux autres, et suis toujours prêt à m’accuser quand je me prends en faute ou en erreur.

Je me appelle encore que dans ma première chaleur, en vous lisant, j’avais résolu, mon cher Bertrand, de répondre assez durement à votre mémoire ; mais, le sieur Marin ayant émoussé d’avance la pointe de mon plus sanglant reproche, par l’aveu qu’il fait de vous avoir donné ses fonds à tourmenter, je n’en dirai rien ; ce ne serait plus qu’une insipide injure, et cela ne me va point : les honnêtes gens me savent gré de vous répondre, les gens de goût me blâmeraient de vous piller.

Quant aux lettres du sieur Marin et de vous, relatées dans son mémoire ou dans le vôtre, je ne sais lequel eh !… c’est beaucoup mieux que je ne pensais : elles sont, ma foi, dans tous les deux ; tant mieux, on ne saurait trop multiplier les belles choses, permettez que je les range pour l’importance à côté de celles du comte de la Blache, qui écrit ainsi que vous, messieurs, très-délicatement. Toutes ces lettres étaient réellement des ouvrages à imprimer. Mais le dégoût que vous cause, comme à moi, messieurs, une autre lettre imprimée par Marin et signée Mercier, doit-elle nous empêcher de lui donner aussi un rang dans la collection ? Si elle est affreusement dictée, au moins a-t-elle quelque mérite au fond.

On se rappelle assez qu’un des objets du sieur Marin est de prouver que j’avais grand’peur de M. Goëzman ; et sur ce fait, on n’a pas sans doute oublié ma lettre à M. de Sartines sur M. Goëzman, imprimée page 29 de mon mémoire à consulter ; on n’a pas oublié mes réponses à M. le premier président, ni mon dédain pour les offres de Marin d’arranger l’affaire ; on n’a pas oublié que je fus chez ce dernier le jour de la déposition de Bertrand. Or, c’est de cette visite, où je portais la défiance de l’avenir et le mécontentement du passé, surtout un reste d’aigreur de la scène de la veille chez ma sœur, que messieurs les témoins aux gages de mon bienfaiteur Marin écrivent d’avance au sieur Bertrand, et lui offrent d’affirmer avec lui que j’arrivai en étendant les bras ; mais il faut écouter ces messieurs eux-mêmes : Je souviens (dit l’un d’eux parlant de moi) qu’en étendant les bras vers M. Marin, il lui avait dit, avec une chaleur que j’ai prise pour un sentiment vrai, pour un élan du cœur : Ah ! mon ami, je vous dois tout, l’honneur et la vie. Et dans cette lettre, qui pétille de bêtises, le clerc du gazetier, oubliant qu’il écrit à Bertrand, plus instruit que lui-même de toute la conduite de Marin a mon égard, a la gaucherie d’ajouter, en style de témoin qui répète la leçon du greffe : Il est bon de remarquer que cet aveu était le prix des démarches faites par M. Marin pour lui sauver l’un et l’autre.

Témoin, mon ami, je vous suis obligé de votre remarque. Il est bon de remarquer à mon tour que cette lettre porte d’un bout à l’autre le caractère d’un maladroit qui en instruit un autre ; vous souvient-il, monsieur ?… ne vous rappelez-vous pas ?… vous souvient-il encore ?… et qu’elle finit par la