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tement m’égorgiller. Mais le soin qu’il prit pour me décevoir sur la dénonciation qu’il prétendait être en ma faveur, pendant que j’étais sûr du contraire, m’inspira de la défiance ; et l’horreur de lui voir conseiller de sacrifier le Jay m’ouvrit les yeux sur le secret de sa mission.

Il n’y a rien de sacré pour ces gens-ci, me dis-je ; il faut redoubler d’attention sur leur conduite, et me trouver demain à l’entrevue des deux compatriotes Marin et Bertrand.

Enfin, pour ne pas rebattre ennuyeusement tout ce qu’on a lu dans l’article Marin (car ces messieurs sont tellement identifiés, que parler à l’un c’est répondre à l’autre), tout le fond de la conduite du sieur Dairolles est appuyé sur deux points capitaux : la mémoire parfaite et l’oubli total.

Par exemple, il se souvient bien qu’il lui est échappé de dire beaucoup de choses dont il ne se souvient pas le jour de sa déposition.

Mais il se souvient bien que le sieur Marin ne lui a pas conseillé ce jour-là de changer sa déposition.

Il ne se souvient pas des choses que le sieur Marin m’a dites, ni de celles que je lui ai répondues dans son cabinet ce même jour.

Mais il se souvient bien qu’il y a raconté, lui, dans le plus grand détail, ce qu’il avait dit et fait au Palais.

Il ne se souvient pas si les commis de Marin étaient, ou non, dans son cabinet quand nous y dissertions.

Mais il se souvient bien que nous y restâmes seuls quand le sieur Marin nous quitta pour se raser.

Il ne se souvient pas des choses qu’il a pu dire en quittant le sieur Marin l’après-midi, à la dame Lépine, à sa sœur, au docteur Gardane.

Mais il se souvient bien que Marin lui dit, en propres termes, qu’il fallait qu’il allât chez M. Goëzman ; que ce dernier, sachant la vérité de sa bouche, ferait enfermer sa femme, et dirait ensuite au parlement : Je me suis fait justice, car il ne faut pas que la femme de César, etc., etc.

Il ne se souvient pas qu’il ait dit à quatre personnes, chez le Jay, le lendemain : ils veulent me faire changer ma déposition, ils me vexent à ce sujet : pour qui me prend-on ? Je suis vrai dans tout ce que je dis et fais, je persisterai ; j’en ai porté ce matin l’assurance au greffe.

Mais il se souvient bien qu’il a été au Palais ce jour-là, dire quelque chose dont il ne se souvient plus.

Voilà, certes, un beau sujet pour le prix de l’Académie de chirurgie en 1774 ! Gagner la médaille en expliquant comment la cervelle du pauvre Bertrand a pu tout à coup se fendre en deux, juste par la moitié, et produire dans sa tête une mémoire si heureuse sur certains faits, si malheureuse sur certains autres ; comment le grand cousin Bertrand a pu devenir tout à coup paralytique d’un côté de l’esprit, et d’une façon si curieuse pour les amateurs, que la partie de sa mémoire qui charge Marin est paralysée sans ressource, pendant que toute la partie qui le décharge est saine, entière, et d’un brillant si cristallin, que les plus petits détails s’y peignent comme dans un fidèle miroir.

Ce sont là, mon cher Bertrand, les petites remarques qui m’ont fait dire dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Dairolles, qui ne veut pas être nomme Bertrand, etc. Vous avez donné une assez bonne explication du motif qui vous avait fait désirer de n’être appelé que Dairolles, et non Bertrand, dans mon mémoire. C’était, dites-vous, pour que nos deux noms ne fussent accolés nulle part, car, dis-moi qui tu hantes, etc. Tout cela est joli, mais pas assez simple.

J’avais pensé, moi, que jouer un rôle à deux visages dans cette affaire, sous le nom de Dairolles seulement, cela ne ferait pas de tort au Bertrand qui signe les lettres de change, et qui doit être connu sous ce nom dans le commerce pour un homme vrai, s’il veut conserver quelque, crédit.

Mais comment vous et Marin, qui avez de l’esprit comme quatre et du sens commun, avez-vous pu vous tromper à cette expression de pauvre un tel, qui ne se dit jamais sans qu’un geste d’épaule en fixe le vrai sens ? Quoi ! vous avez cru que je parlais de vos facultés numéraires ? Lorsqu’on dit d’un homme : Ce pauvre un tel, ce n’est jamais dans le sens d’Esurientes implevit bonis, etc. ; mais toujours dans celui de Beati pauperes spiritu. Voilà, mon cher psalmiste, ce que vous ne pouvez pas honnêtement ignorer, vous qui parlez latin comme madame Goëzman. Mais vous croyez peut-être que je vous trompe sur la pitié que votre mémoire inspire ; tenez, lisez avec moi.

(Pag. 15.) En effet, je ne parle pas au sieur Gardane, mais à des juges respectables, qui n’ont pas de peine à supposer des sentiments honnêtes à d’honnêtes citoyens. Ainsi vous apportez en preuve de votre probité la supposition que les juges doivent faire que vous êtes honnête parce qu’ils sont respectables. Est-ce là raisonner ? Je m’en rapporte. Et ils avoueront (les juges) de bonne foi, que si le sieur Marin m’avait tenu ce discours (de changer la déposition), j’en aurais été indigné ; toute considération aurait cessé ; j’aurais consigné dans mes interrogatoires cette proposition ; et, dans ma confrontation avec lui, je l’aurais certainement interpellé sur le fait en question : or cela n’est pas arrivé : ce fait est donc un mensonge avéré de la part du sieur Gardane. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Mettons-le en français. Les juges (qui ont décrété Bertrand) avoueront de bonne foi que, si Marin avait tenu ce propos (à Bertrand son agioteur), Bertrand, indigné, l’aurait consigné au procès (ce qui aurait nui