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VIE DE BEAUMARCHAIS.

marchais ce qu’il attendait de cette affaire, si bien menée, et sur le succès de laquelle roulait, quoiqu’elle ne fût pas absolument honorable, l’espoir de sa réhabilitation.

« J’admire, écrivit-il sous le coup, la bizarrerie du sort qui me poursuit. Si le roi eût vécu en santé huit jours de plus, j’étais rendu à mon état, que l’iniquité m’a ravi. J’en avais sa parole royale[1]. »

Que faire ? trouver moyen de se rendre nécessaire au nouveau roi, comme il a été utile à l’autre, et avoir ainsi de Louis XVI ce que la mort l’a empêché d’obtenir de Louis XV. Le lieutenant de police, M. de Sartine, s’y prêtera, car lui-même est menacé dans sa charge, et un service rendu, pour lequel il serait de quelque chose, pourrait ne pas lui nuire pour la conserver.

Tout à coup, six semaines après qu’il a commencé de régner, Louis XVI apprend par M. de Sartine qu’un nouveau libelle menace, du côté de Londres encore, mais contre la reine cette fois. Sartine ajoute qu’il est des plus odieux, rempli d’insinuations abominables, et qu’il faut à tout prix le faire détruire. C’est d’un juif italien, d’un certain Guillaume Angelucci, fort bien en fonds — car il a pu, dit-on, faire imprimer deux éditions à la fois : une à Londres, l’autre à Amsterdam — que vient le coup. Un seul homme peut le parer : Beaumarchais. M. de Sartine le propose, et le roi, à qui Beaumarchais a déjà fait d’ailleurs ses offres de service[2], l’accepte. Il s’apprête à partir le 26 juin, et, tout radieux, l’écrit à un ami[3].

Il a une mission du roi, c’est beaucoup ; mais qu’en restera-t-il, s’il n’a pas à l’appui une preuve, un titre écrit ? Il supplie M. de Sartine de le lui envoyer. Tout est là pour tous les deux, car s’il ne réussit pas, et il ne peut réussir qu’avec le titre écrit qu’il demande, la disgrâce du lieutenant de police peut en résulter : « Alors, lui écrit-il, attendons-nous à voir, vous, votre crédit s’affaiblir, tomber…, moi, à devenir ce qu’il plaira au sort qui me poursuit. » Il envoie lettre sur lettre, et pour qu’on ne se méprenne pas sur ce qu’il veut, il donne lui-même la formule de l’ordre qu’il dit indispensable. Le jeune roi résiste. D’instinct, il n’aime pas Beaumarchais, dont le jeu est trop double pour que son âme simple s’y démêle. Au moment de sa condamnation, il a dit : « C’est bien fait ! » en ajoutant quelques mots plus que désobligeants[4]. La nécessité peut le forcer de recourir à un tel homme, mais se servir de lui et l’avouer, par écrit, comme son agent, sont choses bien différentes.

Il y arrive pourtant, par cette fatalité de concession dont, en toutes choses, il suivit la pente funeste, et qui le perdit.

Il signe l’ordre, tel même que l’avait formulé, dicté Beaumarchais, et celui-ci triomphant le place dans une belle boîte d’or, suspendue par une chaînette d’or, et que désormais il portera sur son cœur[5] !

À partir de ce moment, que son départ suit bientôt, tout devient énigme dans cette affaire, où — ce qui ne suffit peut-être pas absolument pour que la vérité, la sincérité des faits s’en éclaircisse — l’on n’a plus guère comme guide que Beaumarchais lui-même, et comme témoignage et preuve que ce qu’il raconte.

Redevenu le chevalier de Ronac, il atteint à Londres Angelucci, le gagne, comme il a gagné Morande, et, moyennant quatorze cents livres sterling, c’est-à-dire près de 36,000 francs[6], lui achète le manuscrit du libelle[7], ainsi que quatre mille exemplaires déjà imprimés, et qu’il fait aussitôt brûler.

  1. Lettre citée par M. de Loménie, t. I, p. 386.
  2. V. dans les Œuvres, la Lettre V.
  3. V. la Lettre VI.
  4. Mémoires secrets, t. XXVII, p. 240.
  5. Lettre au roi, citée par M. de Loménie, t. II, p. 392.
  6. D’Arneth, Beaumarchais und Sonnenfelds, Wien, 1868, in-8, p. 10. C’est de ce volume, publié avec des documents inédits des archives de Vienne, qu’est sorti le peu de jour qui s’est fait jusqu’à présent sur cette affaire.
  7. En voici le titre d’après l’exemplaire unique qui se trouve à Vienne : Dissertation extraite d’un plus grand