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MÉMOIRES.

Quittons la feinte, elle est inutile ; et convenez enfin que c’est bien sciemment et non par ignorance que, quelques jours après cet interrogat, vous confondez, en dictant à le Jay, quinze louis d’argent blanc gardés, avec les deux rouleaux rendus, auxquels ils n’ont aucun rapport.

C’est encore par une suite d’espoir d’embrouiller les idées de plus en plus sur les quinze louis, et de fixer l’attention du public sur des rouleaux entiers, et non sur de l’argent blanc, qu’on a fait assigner en témoignage les personnes devant qui ces rouleaux ont été rendus : on espérait que leur déposition sur la netteté des deux rouleaux augmenterait la persuasion que toute espèce de demande des quinze louis n’était qu’une histoire controuvée, une infamie ; d’autre part, on comptait que, le sieur Marin nous déterminant à ne rien articuler sur ces misérables quinze louis dans nos dépositions, l’opinion du faux bruit se fortifierait à tel point par notre silence, que nos efforts tardifs ne pourraient plus après la détruire.

Mais on ne peut avoir en tout un égal succès. Les choses allaient assez bien : le Jay avait écrit sans faire d’explication ; Marin travaillait en dessous, et se flattait de réussir ; lorsque tout à coup ces honnêtes gens, sur la déposition de qui l’on avait fait un si grand fond pour embrouiller l’histoire des quinze louis, après avoir déposé que la montre et les rouleaux ont été rendus très-entiers devant eux, s’avisent d’ajouter, sans qu’on les en prie, qu’à l’égard des quinze louis, on a certifié que la dame avait refusé de les rendre, en disant que, les ayant demandés pour le secrétaire, elle n’était pas tenue d’en faire compte au sieur de Beaumarchais.

La soie une fois rompue, toutes les perles se défilent. Marin, qui devait réussir, me rencontre par malheur, à l’instant où il vient endoctriner les faibles ; me parle de ces misérables quinze louis ; veut m’engager devant cinq personnes à ne pas en ouvrir la bouche : je lui prouve que c’est le seul article sur lequel on doit appuyer dans les dépositions ; chacun y appuie ; le Jay, qu’on voulait sacrifier, se rétracte ; et voilà toutes les peines perdues. Il n’en reste d’autre fruit qu’une triste déclaration, qui, par malheur encore, se trouvant attachée au dos de la première, ne peut plus que nuire désormais, surtout si un démon d’accusé parvient un jour à en avoir connaissance, et s’avise de la discuter aux yeux des juges et du public.

J’ai promis de faire le dépouillement de toute cette noire intrigue : il est bien avancé ; les deux déclarations de le Jay sont maintenant connues ; il ne reste plus que la dénonciation de M. Goëzman au parlement à examiner. Encore un moment, ô mes juges ! vous touchez à la fin de votre ennui, et moi à celle de mes peines. Encore un moment, lecteur, et mon adversaire est enfin démasqué.

Que ne puis-je en dire autant de vous tous, ennemis non moins absurdes que méchants, qui me déchirez sans relâche ! Sur la foi de votre inimitié, beaucoup d’honnêtes gens me font injure et ne m’ont jamais vu.

Mais vous, qui comblez la mesure de l’atrocité, vous qui l’avez portée… il faut le dire, jusqu’à faire insérer dans des gazettes étrangères[1] qu’on s’apprête à me rechercher enfin sur la mort un peu précipitée de trois femmes, dont j’ai, dites-vous, successivement hérité ! Lâches ennemis, ne savez-vous qu’injurier bassement, machiner en secret et frapper dans les ténèbres ? Montrez-vous donc une fois, ne fût-ce que pour me dire en face qu’il ne convient à nul homme de faire son apologie. Mais les honnêtes gens savent bien que votre acharnement m’a rangé dans une classe absolument privilégiée : ils m’excuseront d’avoir saisi cette occasion de vous confondre, où, forcé de défendre un instant de ma vie, je vais répandre un jour lumineux sur tout le reste. Osez donc me démentir. Voici ma vie, en peu de mots. Depuis quinze ans je m’honore d’être le père et l’unique appui d’une famille nombreuse ; et, loin que mes parents s’offensent de cet aveu qui m’est arraché, tous se font un plaisir de publier que j’ai toujours partagé ma modique fortune avec eux, sans ostentation et sans reproche. Ô vous qui me calomniez sans me connaître, venez entendre autour de moi le concert de bénédictions d’une foule de bons cœurs ; et vous sortirez détrompés. Quant à mes femmes, j’en ai eu deux, et non trois, comme le dit le perfide gazetier. Faute d’avoir fait insinuer mon contrat de mariage, la mort de ma première femme me laissa nu, dans la rigueur du terme, accablé de dettes, avec des prétentions dont je n’ai voulu suivre aucune, pour éviter de plaider contre ses parents, de qui, jusque-là, je n’avais eu qu’à me louer. Ma seconde femme, en mourant, depuis peu d’années, a emporté plus des trois quarts de sa fortune, consistant en usufruits et viager : de sorte que mon fils, s’il eût vécu, se fût trouvé beaucoup plus riche du bien de son père que de celui de sa mère. Maintenant voulez-vous savoir comment je les perdis ?

Sur la mort de ma première femme, indépendamment des sieurs Bouvart, Pousse et Renard, qui la voyaient en consultation dans la fièvre putride qui l’enleva, interrogez le sieur Bourdelin, son médecin ordinaire, le plus estimable des hommes, et qui (je le dis à son éloge) refusa constamment le légitime honoraire que je lui offrais, en me disant : « Vous êtes ruiné par cette perte : le payement

  1. Ces horreurs furent envoyées au gazetier de la Haye, pendant le fort des plaidoiries du légataire de M. Duverney contre moi. On dit que toutes ces gazettes sont soumises à l’inspection du sieur Marin, auteur de celle de France. Puisque l’équité même d’un tel censeur ne peut purger ces écrits de pareilles infamies, il ne reste de ressources aux gens outragés que de déférer les méchants à l’indignation publique.