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MÉMOIRES.

Mais c’est assez combattre des ridicules ; occupons-nous d’objets plus importants. Pendant que l’auteur estime son ouvrage sur la peine qu’il lui coûte, le lecteur sur le plaisir qu’il y prend, le juge impartial ne le prise que sur les preuves et les vérités qu’il contient, et c’est lui surtout qu’il importe de convaincre. Avançons.


SECONDE PARTIE.
monsieur goëzman.

Les gens instruits se rappellent avec plaisir par quel heureux artifice un savant antiquaire de Nîmes a retrouvé l’inscription du monument appelé Maison Carrée, sur la seule indication des trous laissés au frontispice par les pointes qui attachaient jadis les lettres de bronze dont cette inscription fut formée. On conçoit quelle sagacité, quelle connaissance de l’histoire, quel esprit de calcul, quelle méthode, et surtout quelle patience il a fallu pour nous donner le vrai sens de cet obscur hiéroglyphe, qu’un silence de dix-sept siècles avait rendu impénétrable. Telle est la tâche que je m’impose aujourd’hui.

Tout ce que je vois jusqu’à présent, c’est une noire intrigue dont l’auteur m’est inconnu. Forcé de rassembler quelques faits épars, de les lier par des conjectures raisonnables, de comparer ce qui est écrit avec ce qu’on a dit, de m’aider même de ce qu’on a tu, et de débrouiller ainsi peu à peu le chaos de tant de choses incohérentes, en m’aidant de quelque connaissance du cœur humain ; ces faits isolés sont pour moi comme autant de lettres que je dois rassembler avec soin, pour en former, sous les yeux du public et de mes juges, le nom du véritable auteur de cette intrigue. Essayons.

Mais, avant d’entamer ce pénible ouvrage, est-il tellement nécessaire à ma justification d’inculper M. Goëzman, que l’on ne puisse impunément séparer ces deux objets, ni supprimer le second sans nuire au premier ? Je n’en sais rien. Aussi n’est-ce pas cela que je sais et dis seulement, c’est qu’il faut que tout soit connu, pour que tout soit jugé.

Pour que ma justification soit aussi prompte qu’elle est certaine, il faut que les preuves tirées de ma conduite soient renforcées par les preuves que me fournit celle de mon accusateur ou dénonciateur : car les deux mots sont ici justement confondus. Dans les mains de la justice, nous sommes à l’égard l’un de l’autre comme les plateaux de la balance, dont l’un doit remonter doublement vite allégé de son poids, si l’on en surcharge encore son voisin.

Qu’on ne me taxe donc de vengeance ni de haine, si je me vois forcé de scruter M. Goëzman : la nécessité d’une défense légitime, et sa qualité d’accusateur, me donnent le droit d’éclairer sa conduite. Je n’accuse point ; je me défends, et j’examine. Que si mon inquisition venait à verser quelque défaveur sur ce magistrat, il ne faudrait pas me l’imputer : ce serait un mal pour lui, non un tort à moi ; la faute des événements, et non la mienne. Pourquoi descend-il de la tribune, et vient-il se mêler dans l’arène aux athlètes qui combattent, lui que son bonheur avait élevé jusqu’au rang de ceux qui jugent des coups qu’ils se portent ?

Voyons toutefois si sa qualité de juge est un obstacle à ma recherche, et si je dois me taire, et ménager par respect pour son état celui qui me poursuit sans respect pour l’équité. Certes, si la disproportion des grades est de quelque poids dans les querelles, c’est seulement quand le moindre des contendants s’y rend agresseur, mais jamais lorsqu’il se défend. Je me range ici dans la classe inférieure, afin qu’on ne me conteste rien : car si je suis forcé de m’armer contre M. Goëzman, je veux vivre en paix avec le reste du monde. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Supposons donc qu’un homme se trouvât traduit au parlement, comme corrupteur de juge, par le juge même qui déclare n’avoir pas été corrompu : la première chose qu’il y aurait à faire sur cette singulière accusation, ne serait-ce pas d’examiner la pièce qui lui sert de point d’appui ?

Et si cette pièce était une déclaration extrajudiciaire, faite au juge par l’agent de la prétendue corruption, ne devrait-on pas commencer par entendre cet agent sur les vrais motifs de sa déclaration ?

Et si l’agent, effrayé des suites sérieuses d’un acte dont on lui aurait masqué les conséquences en le lui arrachant, se rétractait publiquement, et déposait au greffe que sa déclaration est fausse et suggérée par le magistrat ; dans l’incertitude où l’on serait de savoir laquelle des pièces contient vérité, ne devrait-on pas s’assurer de la personne


    vous ordonnons de les reporter à M. de Beaumarchais, ou d’en aller exiger une attestation que vous n’avez rien reçu. Nous ne voulons pas qu’il se fasse de petites vilenies dans notre maison. Tel est le compte fidèle que cet homme est venu me rendre. Touché d’un procédé si noble, et ne voulant pas surtout en ravir l’honneur à qui il appartient, j’ai commencé par exiger de cet homme une déclaration par écrit qu’il venait de la part de ses maîtres. Alors, ne doutant plus que mon attestation ne fût d’une grande utilité à M. Goëzman, en ennemi généreux, la voici telle que je l’ai donnée :

    « Je déclare que le nommé le Riche, soi-disant portier de M. et de madame Goëzman, s’est présenté chez moi, avec ordre de ses maîtres de me rendre ce qu’il avait reçu de moi, dans le nombre de fois que j’ai assiégé la porte de M. Goëzman, lorsqu’il était mon rapporteur, ou de me demander l’attestation qu’il n’en a rien reçu. Je la lui remets volontiers, parce que j’ai seulement dit, dans mon mémoire, que j’avais donné 6 francs à un domestique, etc. Comme ce fut M. de… qui les remit, je ne pourrais pas reconnaître celui qui les a reçus, et à qui je les laisse. Observant qu’il est bien singulier que madame Goëzman mette une affectation puérile de délicatesse à me faire rendre six francs par un domestique à qui je ne les demande pas, elle qui en nie trois cent soixante qu’elle a exigés et reçus de le Jay, et que je lui demande sans pouvoir les obtenir.

    À Paris, ce 1er  octobre 1773.

    « Signé Caron de Beaumarchais. »