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MÉMOIRES.

et c’est ce que j’aurai l’honneur de vous prouver demain matin. »

Je demande pardon au lecteur si mon ton est un peu moins grave ici qu’un tel procès ne semble le comporter. Je ne sais comment il arrive qu’aussitôt qu’une femme est mêlée dans une affaire, l’âme la plus farouche s’amollit et devient moins austère : un vernis d’égards et de procédés se répand sur les discussions les plus épineuses ; le ton devient moins tranchant, l’aigreur s’atténue, les démentis s’effacent ; et tel est l’attrait de ce sexe qu’il semblerait qu’on dispute moins avec lui pour éclaircir des faits, que pour avoir occasion de s’en rapprocher.

Eh ! quel homme assez dur se défendrait de la douce compassion qu’inspire un trop faible ennemi poussé dans l’arène par la cruauté de ceux qui n’ont pas le courage de s’y présenter eux-mêmes ? Qui peut voir sans s’adoucir une jeune femme jetée entre des hommes, et forcée par l’acharnement des uns de se mettre aux prises avec la fermeté des autres ; s’égarer dans ses fuites, s’embarrasser dans ses réponses, sentir qu’elle en rougit, et rougir encore plus de dépit de ne pouvoir s’en empêcher ?

Ces greffes, ces confrontations, tous ces débats virils ne sont point faits pour les femmes : on sent qu’elles y sont déplacées, le terrain anguleux et dur de la chicane blesse leurs pieds délicats : appuyées sur la vérité même, elles auraient peine à s’y porter ; jugez quand on les force à y soutenir le mensonge ! Aussi malheur à qui les y poussa ! Celui qui s’appuie sur un faible roseau ne doit pas s’étonner qu’il se brise et lui perce la main.

Que dans le principe on ait fait nier à madame Goëzman qu’elle a mis à profit son influence sur le cabinet de son mari, il n’y avait pas encore un grand mal ; mais lorsque les décrets lancés ont suspendu l’état et coupé la fortune des citoyens, lorsque les cachots sont remplis et que des malheureux y gémissent, qu’on ait le honteux courage d’exposer une femme, aussi troublée par le cri de sa conscience qu’effrayée sur les suites de sa marche, à se défendre en champ clos contre la force et la vérité réunies…, c’est presque moins une atrocité qu’une maladresse insoutenable.

Aussi madame Goëzman, au lieu de se trouver au greffe le lendemain à dix heures du matin, comme elle l’avait promis, eut-elle bien de la peine à s’y rendre sur les quatre heures après midi. Je m’aperçus néanmoins que de nouveaux confortatifs avaient remonté don âme à peu près au même point de jactance et d’aigreur où je l’avais vue en commençant la veille avec moi. Mais j’avais lu ses défenses. Les rires, les propos forcés, les éclairs de fureur, les tonnerres d’injures, étaient devenus sans effet.

Pour prévenir un nouvel orage, je pris la liberté de lui dire : « Aujourd’hui, madame, c’est moi qui tiens l’attaque, et voici mon plan. Nous allons repasser vos interrogatoires et récolements : je ferai mes observations ; mais chaque injure que vous me direz, permettez que je m’en venge à l’instant, en vous faisant tomber dans de nouvelles contradictions. — De nouvelles, monsieur ? Est-ce qu’il y en a dans tout ce que j’ai dit ? — Ah ! bon Dieu ! madame, elles y fourmillent ; mais j’avoue qu’il est encore plus étonnant de ne pas les apercevoir en relisant, que de les avoir faites en dictant. »

Je pris les papiers pour les parcourir. « Comment donc ! est-ce que monsieur a la liberté de lire ainsi tout ce qu’on m’a fait écrire ? — C’est un droit, madame, dont je ne veux user qu’avec toutes sortes d’égards. Dans votre premier interrogatoire, par exemple, à seize questions de suite sur un même objet, c’est à savoir si vous avez reçu cent louis de le Jay pour procurer une audience au sieur de Beaumarchais, je vois, au grand honneur de votre discrétion, que les seize réponses ne sont chargées d’aucun ornement superflu.

« Interrogée si elle a reçu cent louis en deux rouleaux ? a répondu : Cela est faux. Si elle les a serrés dans un carton de fleurs ? Cela n’est pas vrai. Si elle les a gardés jusqu’après le procès ? Mensonge atroce. Si elle n’a pas promis une audience à le Jay pour le soir même ? Calomnie abominable. Si elle n’a pas dit à le Jay : L’or n’était pas nécessaire, et votre parole m’eût suffi ? Invention diabolique, etc., etc. Seize négations de suite au sujet des cent louis. »

Et cependant, au second interrogatoire, pressée sur le même objet, on voit que madame Goëzman a répondu librement : « Qu’il est vrai que le Jay lui a présenté cent louis ; qu’il est vrai qu’elle les a serrés et gardés dans son armoire un jour et une nuit : mais uniquement par complaisance pour ce pauvre le Jay, parce que c’est un bon homme, qui n’en sentait pas la conséquence, qui d’ailleurs lui est utile pour la vente des livres de mon mari, et parce que cet argent pouvait le fatiguer dans les courses qu’il allait faire. » (Quelle bonté ! la somme était en or.)

« Comme ces réponses sont absolument contraires aux premières, je vous supplie, madame, de vouloir bien nous dire auquel des deux interrogatoires vous entendez vous tenir sur cet objet important. À l’un ni à l’autre, monsieur ; tout ce que j’ai dit là ne signifie rien ; et je m’en tiens à mon récolement, qui est la seule pièce contenant vérité. » Tout cela s’écrivait.

« Il faut convenir, lui dis-je, madame, que la méthode de récuser ainsi son propre témoignage, après avoir récusé celui de tout le monde, serait la plus commode de toutes, si elle pouvait réussir. En attendant que le parlement l’adopte, examinons ce qui est dit sur ces cent louis dans votre récolement. Madame Goëzman y assure « qu’elle était à sa toilette lorsque le Jay lui a présenté les cent louis ; elle assure qu’elle l’a prié de les remporter