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MÉMOIRES.

si on les récusait en vertu même de l’action qui les admet à témoigner ; la dame assura qu’il était de la clique infâme qui voulait flétrir sa réputation et celle du magistrat le plus vertueux, et s’en tint à sa récusation : c’était son thème, il lui était défendu de s’en écarter ; rien ne put l’en faire sortir.

Me Falconnet vint ensuite, et fut traité comme le sieur Santerre. « Mais, madame, entendez donc que je suis l’avocat, et que j’ai dû accompagner mon client chez son juge. Assigné depuis pour déposer ce que j’ai vu, puis-je refuser à la vérité le témoignage qu’on me force de lui rendre ? » C’était un parti pris ; il fut récusé comme les autres : enfin tout autant qu’il s’en présenta se virent reprochés, récusés, injuriés sans pitié ; chacun disait en sortant : Quelle femme ! je plains Beaumarchais ; s’il n’est que souffleté dans sa confrontation, il pourra se vanter d’en être quitte à bon marché.

Un seul témoin parut redoutable à madame Goëzman : autant elle avait été fière avec tous les hommes, autant elle fut modeste avec la dame le Jay, soit qu’elle comptât moins sur les égards d’une personne de son sexe, ou que leur ancienne liaison lui donnât quelque inquiétude ; et cette différence est d’autant plus remarquable, que la dame le Jay la charge expressément, dans sa déposition, d’avoir reçu cent louis pour une audience, d’en avoir exigé et retenu quinze autres, d’avoir sollicité le Jay, en sa présence, de nier tout ce qui s’était fait entre eux et de l’avoir voulu faire passer chez l’étranger pendant qu’on accommoderait l’affaire à Paris ; d’avoir dit, en parlant de M. Goëzman, devant plusieurs personnes : Il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne ; mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier. La dame le Jay même ajoutait verbalement que madame Goëzman leur avait dit, au sujet des quinze louis qu’elle se promettait bien de ne pas rendre : Tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pas aussi gardé la montre et les cent louis ; il n’en serait aujourd’hui ni plus ni moins ; mais que, ne pouvant engager le Jay à vaincre son horreur pour un faux serment, elle lui avait dit enfin : Je trouve un remède à vos répugnances : nous nierons hardiment ; puis le lendemain nous ferons dire une messe au Saint-Esprit, et tout sera réparé.

Un pareil témoin méritait bien le démenti, la récusation, l’injure et le reproche. Au lieu de l’apostrophe ordinaire, madame Goëzman rougit, se tait, rêve longtemps, se fait lire une seconde fois la déposition ; on croit qu’elle veut la mieux comprendre, afin de la mieux combattre : elle rougit de nouveau, se trouble, demande un verre d’eau, et finit par dire en tremblant : Madame, nous sommes ici pour avouer la vérité ; dites si je me suis jamais comportée indécemment dans votre boutique, en badinant avec les gens qui y étaient, lorsque je vous ai visitée ? — Non, madame ; aussi n’ai-je pas dit un mot de cela dans ma déposition. — Dites, je vous prie, madame, si j’ai jamais monté seule avec M. le Jay dans sa chambre, et si j’y suis restée enfermée avec lui de manière à donner à rire et faire jaser sur mon compte ? — Eh ! mon Dieu ! madame, vous m’étonnez beaucoup avec vos étranges questions ; tout ce que vous demandez a-t-il aucun rapport à l’affaire qui nous rassemble ? Il s’agit de cent louis que vous avez reçus, de quinze louis que vous avez dans vos mains, et non de vos tête-à-tête avec mon mari, dont personne ne se plaint. — Madame, je proteste devant qui il appartiendra que j’ai rendu les cent louis et la montre. À l’égard des quinze louis, cela ne regarde personne ; c’est une affaire entre M. le Jay et moi. — Et cette étonnante explication est entièrement consignée au procès.

Remarquez bien que l’accusée ne nie pas au témoin les quinze louis, et qu’elle se contente d’écarter avec soin tout ce qui peut en amener la discussion : À l’égard des quinze louis, c’est une affaire entre M. le Jay et moi. Pas un mot sur les faits de la déposition, nulle autre interpellation : des larmes furtives seulement qui font présumer que le témoignage qu’elle invoque sur sa conduite avec le sieur le Jay se rapporte à quelques chagrins domestiques, dont elle ne juge pas à propos de rendre compte à la cour. Le greffier attend ses interpellations sur le fond de l’affaire ; mais madame Goëzman, au grand étonnement des spectateurs, borne là toutes ses questions, proteste qu’elle n’a rien de plus à dire, et ferme la séance.

Je me reserve à faire mes observations sur cette conduite, quand j’aurai montré madame Goëzman dans toute sa force avec moi. On va la voir en me parlant prendre un ton bien différent ; mais ce rapprochement, loin de nuire à la vérité que nous cherchons, la montrera peut-être mieux à des yeux non prévenus, que tous les arguments que j’emploierais pour la mettre au grand jour.


confrontation de moi à madame goëzman.


On n’imaginerait pas combien nous avons eu de peine à nous rencontrer, madame Goëzman et moi : soit qu’elle fût réellement incommodée autant de fois qu’elle l’a fait dire au greffe, soit qu’elle eût plus besoin d’être préparée pour soutenir le choc d’une confrontation aussi sérieuse que la mienne. Enfin nous sommes en présence.

Après les serments reçus et les préambules ordinaires sur nos noms et qualités, on nous demanda si nous nous connaissions. Pour cela non, dit madame Goëzman ; je ne le connais ni ne veux jamais le connaître. Et l’on écrivit. — « Je n’ai pas l’honneur non plus de connaître madame ; mais en la voyant je ne puis m’empêcher de former un vœu tout différent du sien. » Et l’on écrivit.

Madame Goëzman, sommée ensuite d’articuler ses reproches, si elle en avait à fournir contre moi, répondit : Écrivez que je reproche et récuse