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MÉMOIRES.

femme de son juge des audiences à prix d’or, lorsqu’il est reçu, reconnu, avoué, qu’on doit en offrir à tous les secrétaires des rapporteurs, dont le revenu serait trop borné sans la générosité des clients.

En vain me direz-vous que le travail des secrétaires est au moins un prétexte aux largesses des plaideurs : et voilà précisément d’où naît l’abus. Les deux contendants n’étant pas plus exempts de payer l’un que l’autre ce travail au secrétaire, il n’en est que plus exposé à la tentation de subordonner la besogne au prix qu’il en reçoit. Alors il faut convenir que les dix, vingt-cinq, quarante ou cinquante louis qu’on lui ferait accepter, deviendraient un genre de corruption bien plus dangereux autour d’un rapporteur, que celui d’intéresser sa femme. Il frapperait également sur l’homme et sur la chose, sur le juge et sur son travail. Car, enfin, sa femme peut au plus lui recommander l’affaire ; mais celui qui en fait l’extrait est souvent le maître de la lui présenter à son gré, de faire valoir ou d’atténuer les moyens, selon qu’il veut favoriser ou nuire. L’équité d’un juge peut bien le tenir en garde contre la séduction de sa femme : les choses qu’elle recommande étant étrangères à son état, en demandant elle avertit de se méfier d’elle, et son projet doit échouer par les moyens mêmes qu’elle prend pour le faire réussir ; au lieu que tout paraît se réunir pour attirer un juge très-occupé dans le piége que lui tendrait un secrétaire infidèle, et vendu à l’une des parties.

Nous ne voyons pourtant pas de nos jours qu’on accuse personne de vouloir corrompre les rapporteurs, quoique chaque plaideur soit toujours disposé, près des secrétaires, à couvrir l’enchère de son concurrent.

C’est donc sur la main qui reçoit que la justice doit avoir l’œil ouvert, et non sur la main qui donne. La faute de celle-ci n’est qu’un accident éphémère et peu dangereux, au lieu que l’avidité toujours subsistante de celle-là peut multiplier le mal à l’infini.

Je me fais d’autant moins de scrupule d’indiquer ici l’abus qui peut résulter de laisser aux plaideurs à payer le travail des secrétaires, que j’ai prouvé, par le témoignage honorable rendu à l’un d’eux en ce mémoire, avec quel plaisir je rends justice à des hommes très-honnêtes, aussi studieux qu’éclairés. Abstractivement parlant, un reproche général peut être bien fondé contre telle manière d’exister d’un corps, sans qu’on entende en faire d’application personnelle à aucun de ses membres actuels.

Maintenant, qu’un gazetier joigne à la plus insidieuse annonce sa ridicule réflexion, qu’un plaideur est très-punissable de chercher à corrompre son juge, et le juge répréhensible de se prêter à ses menées ; on perd patience à redresser de pareilles bévues : aussi n’est-ce pas pour le gazetier qu’on répond qu’il fallait dire précisément le contraire.

L’action répréhensible d’offrir de l’or peut au moins s’excuser dans un plaideur emporté par un violent intérêt. Comme il ne plaide que pour gagner sa cause, et qu’on lui crie de toute part : Payez, payez, ne vous lassez pas ! peut-il savoir au juste à quel point, à quelle personne il doit s’arrêter ? Qui posera la barrière, et lui montrera la borne finale ? Et si la nécessité le force à passer les limites, quel homme assez pur osera lui jeter la première pierre ?

Mais le juge, organe de la loi silencieuse, le juge, impassible et froid comme elle pour les intérêts sur lesquels il doit prononcer, fera-t-il, sans crime, de la balance de Thémis un vil trébuchet de Plutus ? L’intention du plaideur qui donne est au moins sujette à discussion, et peut s’interpréter de mille manières ; mais le juge qui reçoit est sans excuse aux yeux de la loi. Si le premier doit acheter mille choses en plaidant, le second n’a rien à vendre en jugeant : il est donc le vrai coupable, le seul punissable ; l’autre est tout au plus répréhensible.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Où la corruption n’existe point, il n’y a point de coupable à démêler, point de corrupteur à punir. En vain irait-on chercher dans Papon, dans Néron, ou tel autre compilateur d’ordonnances, quelque ancien arrêt du treize ou quatorzième siècle, pour l’appliquer à la question présente ; aucun ne peut certainement lui convenir. Les temps sont changés, les mœurs sont différentes, et l’espèce ne saurait être aujourd’hui la même sur rien. Tout se faisait alors plus simplement : les plaideurs n’avaient point d’avocats, les juges point de secrétaires ; tel jugement, dont les frais épuisent une bourse de louis, ne coûtait alors qu’un cornet d’épices ; et telle autre chose était un crime aux yeux de l’équité, qui s’est tournée depuis en usage aux yeux de la justice.

Et quand toutes ces raisons n’existeraient pas, aucun arrêt n’a certainement prévu le cas où je me trouve ; aucune loi n’a défendu de payer des audiences indispensables, quand on ne peut les obtenir autrement. S’il est peu généreux de les vendre, il y a bien loin du malheur de les acheter aux délits sur lesquels la loi prononce des peines ; et si elle n’en a point prononcé, fera-t-on une jurisprudence rétroactive, exprès pour appliquer une punition à tel fait dont l’usage et le silence de la loi semblaient autoriser l’abus, nuisible aux seuls plaideurs ?

Si l’on parvenait même à rencontrer quelque ancienne ordonnance à peu près applicable à la question présente, faudrait-il donc en tordre le sens, en étendre les dispositions, pour la faire cadrer à cet événement ? Il est une maxime de jurisprudence criminelle dont on ne peut s’écarter :