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MÉMOIRES.

À peine les témoins sont-ils assignés, que le Jay commence à trembler sur les conséquences de sa fausse déclaration. Dans le trouble de sa conscience, il va consulter M. Gerbier, expose les faits tels qu’ils se sont passés, en reçoit le conseil de revenir à la vérité dans sa déposition, vient faire la même confession à M. le premier président ; il la fait à quiconque a la patience de l’écouter. M. Goëzman en entend parler. On envoie chercher le libraire et sa femme, on commence par leur soutirer la minute de la fausse déclaration, parce qu’elle est de la main de ce magistrat ; on leur reproche ensuite aigrement leur inconstance. La dame le Jay, plus courageuse que son mari, proteste qu’aucun respect humain ne les empêchera plus de dire la vérité. Grands débats entre eux : enfin on en revient à négocier ; on veut engager le libraire à passer en Hollande, avec promesse de le défrayer de tout, et d’arranger l’affaire pendant son absence. La dame le Jay refuse, et soutient son mari dans sa résolution. Instruit des démarches de la maison Goëzman, et craignant que le Jay ne se laisse encore entraîner, je vais chez M. le premier président lui rendre compte de ce qui se passe. « Vous êtes instruit maintenant, lui dis-je, monseigneur : le Jay vous a tout avoué. J’étais bien sûr que cet homme, qui n’a menti que par faiblesse et par séduction, ne tarderait pas à rendre hommage à la vérité. Mais ce que vous ignorez, c’est qu’on veut le suborner encore, et lui faire quitter la France. De peur qu’on ne dise que c’est moi qui l’ai fait sauver, je me hâte d’en donner avis aux premiers magistrats. » En effet, je fus chez M. le procureur général et chez M. de Combault, commissaire-rapporteur, articuler les mêmes faits, en les priant de vouloir bien s’en souvenir en temps et lieu. Je cite avec assurance, et ne crains pas aujourd’hui d’invoquer des témoignages aussi respectables.

Bientôt le sieur le Jay, assigné comme témoin, dépose au greffe cette vérité redoutable à ses suborneurs, et contraire en tout à la déclaration qu’ils lui avaient extorquée. Sa femme et son commis, entendus, déposent, ainsi que lui, que la minute de la déclaration a été écrite de la main de M. Goëzman ; que le commis de le Jay en a tiré plusieurs copies ; que le maître n’a fait que la signer ; mais que depuis peu de jours on leur a retiré adroitement l’original. Madame Goëzman, entendue à son tour, dit fort peu de chose, et voudrait écarter par un air d’ignorance l’idée qu’elle ait eu la moindre part à l’affaire. Je suis le seul qu’on n’assigne point comme témoin, ce qui fait déjà présumer que je suis dénoncé comme coupable. En effet, j’étais dénoncé. L’information achevée et les témoins entendus, M. Doé de Combault fait son rapport aux chambres assemblées. Il intervient un arrêt qui décrète le sieur le Jay de prise de corps, le sieur Dairolles et moi d’ajournement personnel, et madame Goëzman seulement d’assignée pour être ouïe. Je ne me plains point d’une différence qui ne peut venir sans doute que d’un égard pour son sexe. Cependant le bruit courait que son mari, la traitant moins bien que le parlement, avait obtenu une lettre de cachet contre elle, l’avait fait enlever et mettre au couvent. Mais la vérité est que M. Goëzman ne fit pas usage de la lettre de cachet, et que madame Goëzman n’a été au couvent que depuis ; ce qui réalise aujourd’hui le propos qu’on tenait alors : « Si M. Goëzman, disait-on, fait renfermer sa femme, il la sait donc coupable ? et s’il la croit coupable, comment cherche-t-il à la justifier aux dépens d’autrui ? Si c’est le parlement qui poursuit, et si madame Goëzman n’est renfermée qu’en vertu du soupçon répandu sur elle jusqu’au jugement du procès, le soupçon s’étend également sur la femme et sur le mari. Par quel hasard, dans une affaire aussi peu éclaircie, voit-on Beaumarchais décrété d’ajournement personnel, le Jay de prise de corps, madame Goëzman renfermée, et M. Goëzman sur les fleurs de lis ? »

Ces contradictions apparentes excitaient de plus en plus l’attention du public sur l’événement de ce procès. Le sieur le Jay, retenu au secret pendant plus de huit jours, a été interrogé plusieurs fois ; le sieur Dairolles ensuite ; enfin moi le dernier, qui ai tâché de tracer dans mon interrogatoire l’historique exact de tous les faits, tels qu’on les a lus dans ce mémoire : et certes j’oserais bien assurer que, de toutes les dépositions des différents témoins, il n’y en a pas une seule qui ne s’accorde exactement avec cet interrogatoire.

Depuis ce temps, un arrêt a rendu la liberté provisoire à le Jay ; un autre a réglé l’affaire à l’extraordinaire : et tel est l’état des choses à l’instant où j’écris.

Avant de passer aux réflexions que cet exposé peut faire naître à tout le monde, il faut placer ici deux épisodes intimement liés au fond du procès, et que nous n’avons détachés du reste des faits qu’afin que rien ne nuisît à l’attention particulière qu’ils méritent. Le premier lève un coin du voile obscur qui masque encore l’auteur de cette noire intrigue ; le second le déchire tout à fait.

épisode du sieur d’arnaud de baculard

Tandis que tous ceux que le malheur engage dans cette affaire gémissaient de la nécessité de repousser la calomnie par des défenses légitimes, qui croira qu’un homme absolument étranger au procès ait été assez ennemi de son repos pour venir imprudemment se jeter dans la mêlée, y jouer d’abord le rôle de conciliateur, puis prendre parti contre les accusés, par une lettre signée de sa main ; flotter ensuite dans une incertitude pusillanime ; rétracter cet imprudent écrit, que des contradictions choquantes avaient déjà fait suspecter ; et se