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Nous faisions la ronde de nuit.
D’une soudaine frénésie
Cette brute à l’instant saisie…
Peut-être a-t-il perdu l’esprit !
Mais il pleure, il crie, il s’agite,
Parle, parle, parle si vite,
Qu’on n’entend rien de ce qu’il dit.

ATAR, d’un ton terrible.

Il parle, ce muet ?

CALPIGI, plus troublé. Que dis-je ? Parler serait un beau prodige ! D’affreux sons inarticulés…

ATAR lui prend le bras. Tarare est sans mouvement, prosterné. Ôbizarre sort de ton maître ! Tu maudis quelquefois ton être… Je venais, les sens agités, L’honorer de quelques bontés, Soupirer l’amour auprès d’elle. À peine étais-je à ses cotés, Elle s’échappe, la rebelle ! Je l’arrête et saisis sa main : Tu n’as vu chez nulle mortelle L’exemple d’un pareil dédain. « Farouche Atar ! quelle est donc ton envie ? « Avant de me ravir l’honneur, « Il faudra m’arracher la vie… » Ses yeux pétillaient de fureur. Farouche Atar !… son honneur !… La sauvage, Appelant la mort à grands cris… Atar, enfin, a connu le mépris. (Il tire son poignard.) Vingt fois j’ai voulu, dans ma rage, Épargner moi-même à son bras… Allons, Calpigi, suis mes pas.

CALPIGI lui présente sa simarre. Seigneur, prenez votre simarre. ATAR. Rattache avant mon brodequin Sur le corps de cet Africain… (Il met son pied sur le corps de Tarare.) Je sens que la fureur m’égare. (Il regarde Tarare.) Malheureux nègre, abject et nu, Au lieu d’un reptile inconnu, Que du néant rien ne sépare, Que n’es-tu l’odieux Tarare ! Avec quel plaisir de ce flanc Ma main épuiserait le sang ! Si l’insolent pouvait jamais connaître Quels dédains il vaut à son maître ! Et c’est pour cet indigne objet, C’est pour lui seul qu’elle me brave !… Calpigi, je forme un projet : Coupons la tête à cet esclave ; Défigure-la tout à fait ; Porte-la de ma part toi-même. Dis-lui qu’en mes transports jaloux,

Surprenant ici son époux… (Il tire le sabre de Calpigi.) CALPIGI l’arrête, et l’éloigne de son ami. De cet horrible stratagème, Ah ! mon maître, qu’espérez-vous ? Quand elle pourrait s’y méprendre, En deviendrait-elle plus tendre ? En l’inquiétant sur ses jours, Vous la ramènerez toujours. atar, furieux. La ramener !… J’adopte une autre idée. Elle me croit l’âme enchantée : Montrons-lui bien le peu de cas Que je fais de ses vains appas. Cette orgueilleuse a dédaigné son maître ! Ô le plus charmant des projets ! Je punis l’audace d’un traître Qui m’enleva le cœur de mes sujets. Et j’avilis la superbe à jamais. Calpigi !…

calpigi, troublé. Quoi ! seigneur.

atar. Jure-moi sur ton âme D’obéir. CALPIGI, plus troublé. Oui, seigneur. atar. Point de zèle indiscret : Tout à l’heure. CALPIGI, presque égaré. À l’instant. ATAR. Prends-moi ce vil muet, Conduis-le chez elle en secret : Apprends-lui que ma tendre flamme La donne à ce monstre pour femme. Dis-lui bien que j’ai fait serment Qu’elle n’aura jamais d’autre époux, d’autre amant. Je veux que l’hymen s’accomplisse : Et si l’orgueilleuse prétend S’y dérober, prompte justice ! Qu’à son lit à l’instant conduit, Avec elle il passe la nuit ; Et qu’à tous les yeux exposée, Demain de mon sérail elle soit la risée. À présent, Calpigi, de moi je suis content. Toi, par tes signes, fais que cette brute apprenne Le sort fortuné qui l’attend.

CALPIGI, tranquillisé. Ah ! seigneur, ce n’est pas la peine ! S’il ne parle pas, il entend.

ATAR. Accompagne ton maître à la garde prochaine. (Il se retourne pour sortir.)

CALPIGI, en se baissant pour ramasser la simarre de l’empereur, dit tout bas à Tarare : Quel heureux dénoûment ! (Il suit Atar.)