Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/266

Cette page n’a pas encore été corrigée

Bégearss, caressant. À dire vrai, j’ai compté sur tes soins. Tu fus toujours une excellente femme ! J’ai tout le reste dans ma main ; ce point seul est entre les tiennes. (Vivement.) Par exemple, aujourd’hui tu peux nous rendre un signalé… (Suzanne l’examine. Bégearss se reprend.) Je dis un signalé, par l’importance qu’il y met. (Froidement.) Car, ma foi ! c’est bien peu de chose ! Le Comte aurait la fantaisie… de donner à sa fille, en signant le contrat, une parure absolument semblable aux diamants de la Comtesse. Il ne voudrait pas qu’on le sût.

Suzanne, surprise. Ha ! ha !…

Bégearss. Ce n’est pas trop mal vu ! De beaux diamants terminent bien des choses ! Peut-être il va te demander d’apporter l’écrin de sa femme, pour en confronter les dessins avec ceux de son joaillier…

Suzanne : Pourquoi comme ceux de Madame ? C’est une idée assez bizarre !

Bégearss : Il prétend qu’ils soient aussi beaux… Tu sens, pour moi, combien c’était égal ! Tiens, vois-tu ? le voici qui vient.

Scène V : Le Comte, Suzanne, Bégearss.

Le Comte : Monsieur Bégearss, je vous cherchais.

Bégearss : Avant d’entrer chez vous, Monsieur, je venais prévenir Suzanne que vous avez dessein de lui demander cet écrin…

Suzanne : Au moins, Monseigneur, vous sentez…

Le Comte : Eh ! laisse là ton Monseigneur ! N’ai-je pas ordonné, en passant dans ce pays-ci… ?

Suzanne : Je trouve, Monseigneur, que cela nous amoindrit.

Le Comte : C’est que tu t’entends mieux en vanité qu’en vraie fierté. Quand on veut vivre dans un pays, il n’en faut point heurter les préjugés.

Suzanne : Eh bien ! Monsieur, du moins vous me donnez votre parole…

Le Comte, fièrement : Depuis quand suis-je méconnu ?

Suzanne : Je vais donc vous l’aller chercher. (À part.) Dame ! Figaro m’a dit de ne rien refuser !…

Scène VI : Le Comte, Bégearss.

Le Comte : J’ai tranché sur le point qui paraissait l’inquiéter.

Bégearss : Il en est un, Monsieur, qui m’inquiète beaucoup plus ; je vous trouve un air accablé…

Le Comte : Te le dirai-je, ami ? la perte de mon fils me semblait le plus grand malheur. Un chagrin plus poignant fait saigner ma blessure, et rend ma vie insupportable.

Bégearss : Si vous ne m’aviez pas interdit de vous contrarier là-dessus, je vous dirais que votre second fils…

Le Comte, vivement : Mon second fils ! je n’en ai point !

Bégearss : Calmez-vous, Monsieur ; raisonnons. La perte d’un enfant chéri peut vous rendre injuste envers l’autre, envers votre épouse, envers vous. Est-ce donc sur des conjectures qu’il faut juger de pareils faits ?

Le Comte : Des conjectures ? Ah ! j’en suis trop certain ! Mon grand chagrin est de manquer de preuves. — Tant que mon pauvre fils vécut, j’y mettais fort peu d’importance. Héritier de mon nom, de mes places, de ma fortune… que me faisait cet autre individu ? Mon froid dédain, un nom de terre, une croix de Malte, une pension, m’auraient vengé de sa mère et de lui ! Mais conçois-tu mon désespoir, en perdant un fils adoré, de voir un étranger succéder à ce rang, à ces titres ; et, pour irriter ma douleur, venir tous les jours me donner le nom odieux de son père ?

Bégearss : Monsieur, je crains de vous aigrir, en cherchant à vous apaiser ; mais la vertu de votre épouse…

Le Comte, avec colère : Ah ! ce n’est qu’un crime de plus. Couvrir d’une vie exemplaire un affront tel que celui-là ! Commander vingt ans, par ses mœurs et la piété la plus sévère, l’estime et le respect du monde ; et verser sur moi seul, par cette conduite affectée, tous les torts qu’entraîne après soi ma prétendue bizarrerie !… Ma haine pour eux s’en augmente.

Bégearss : Que vouliez-vous donc qu’elle fît, même en la supposant coupable ? Est-il au monde quelque faute qu’un repentir de vingt années ne doive effacer à la fin ? Fûtes-vous sans reproche vous-même ? Et cette jeune Florestine, que vous nommez votre pupille, et qui vous touche de plus près…