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VIE DE BEAUMARCHAIS.

prise à son ami le prince Beloleski[1], et qui nous semble bien être la même que cette marquise de La Croix, dont les succès comme jolie femme et comme chanteuse étaient si grands dans le monde diplomatique à Madrid, quand, peu après, il s’y trouva avec elle. En ce cas, n’est-ce pas lui qui l’y aurait amenée ? On peut d’autant mieux le supposer, que leur intimité là-bas était des plus étroites, et que, lorsque la marquise fut en passe de devenir la maîtresse du prince des Asturies[2], Beaumarchais, qui voyait un intérêt patriotique dans cette influence d’une Française sur l’héritier du trône d’Espagne, y aida quelque peu. Son mémoire au ministre, qu’on lira plus loin, et dans lequel on voit qu’il se faisait de si grand cœur le Figaro de cette Rosine d’opéra près du prince Lindor, est sur ce point d’un très-bon Français, sinon d’un homme très-scrupuleux.

Il était de son temps, où pour ces sortes d’affaires bien peu de gens y regardaient de près. Des deux mondes, celui qui se croyait encore honnête et sérieux touchait l’autre alors presque à s’y mêler ; aussi Beaumarchais les confondait-il, et il ne semblait jamais qu’il eût changé, lorsqu’avec la plus merveilleuse agilité de conscience il avait passé de celui-ci à celui-là.

Son aplomb chez les filles du roi, et même chez la reine, où il était fort bien vu, et avait pour ami particulier un des premiers écuyers, M. de la Châteigneraie, ne perdait rien, par exemple, à ses fréquentations d’une tout autre espèce. Il y était aussi à l’aise que si, avant d’y venir, il n’avait pas fait quelque fredaine chez Le Normant d’Étioles, mari de madame de Pompadour, et, quoique publiquement séparé, resté assez bien avec elle pour la laisser lui donner à Paris un hôtel rue du Sentier, payé avec l’argent du roi[3].

Beaumarchais, qui sentait là une influence de main gauche qui pourrait le servir si, du côté de la reine et de ses filles, l’influence de main droite venait à lui manquer, était l’hôte assidu de M. Le Normant rue du Sentier, et à Étioles, où quand venait la fête de saint Charles, patron du seigneur, il brochait en style grivois quelque chanson ou quelque parade dans le goût de celles dont on trouvera plus loin, pour la première fois, deux ou trois échantillons des plus salés.

C’est, croyons-nous, chez Le Normant qu’il connut Pâris-Duverney, grand ami, comme on sait, conseiller des plus intimes de madame de Pompadour, et celui qui s’entremettait le plus volontiers dans ce ménage, où, nous l’avons dit, la séparation n’empêchait pas toujours les rapprochements. La marquise n’oubliait pas que Le Normant était le père de sa fille Alexandrine, et Le Normant, pour qui c’était une ressource, l’oubliait encore moins.

Il ne fut pas indifférent à Beaumarchais de faire chez lui la connaissance de Pâris-Duverney, et il ne fut pas non plus indifférent à celui-ci d’y connaître Beaumarchais. L’un se dit que ce vieux financier, le plus intelligent des quatre Pâris — il avait eu trois frères — toujours resté au plus fort de ces grandes affaires, où jadis, par exemple, il avait fait la fortune de Voltaire, en l’intéressant dans les vivres, pourrait bien aussi aider à la sienne ; et l’autre, de son côté, pensa que ce Beaumarchais, si bien en cour près de Mesdames, et par elles près du roi lui-même, pourrait peut-être le servir pour ce qui était un des grands désirs de sa vieillesse.

Il avait, ce qui restera sa gloire, fondé l’École militaire, d’où notre École de Saint-Cyr est sortie, et dans ce temps, où les défaites de la guerre de Sept Ans, au lieu d’éveiller l’idée de revanche, n’avaient amené que le dégoût des batailles, bien peu de gens lui en

  1. Journal de M. de Sartine, p. 78.
  2. V. aux Œuvres inédites, plus loin, le mémoire de Beaumarchais sur les affaires d’Espagne.
  3. Goncourt, Maîtresses de Louis XV, t. I, p. 275-276.