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Sans le feu du bon vin
  Qui nous rallume,
Réduit à languir,
L’homme sans plaisir
Vivrait comme un sot,
Et mourrait bientôt…


Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein.

  Et mourrait bientôt.
Le vin et la paresse
Se disputent mon cœur…


Eh non ! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble…

Se partagent… mon cœur…


Dit-on se partagent ?… Eh ! mon Dieu ! nos faiseurs d’opéras-comiques n’y regardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante.

(Il chante.)

Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur…


Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’air d’une pensée.

(Il met un genou en terre et écrit en chantant.)

Se partagent mon cœur :
Si l’une a ma tendresse…
L’autre fait mon bonheur.


Fi donc ! c’est plat. Ce n’est pas ça… Il me faut une opposition, une antithèse :

Si l’une… est ma maîtresse,
L’autre…


Eh ! parbleu ! j’y suis…

L’autre est mon serviteur.


Fort bien, Figaro !…

(Il écrit en chantant.)

Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur :
Si l’une est ma maîtresse,
L’autre est mon serviteur,
L’autre est mon serviteur,
L’autre est mon serviteur.


Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore, messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis… (Il aperçoit le comte.) J’ai vu cet abbé-là quelque part.

(Il se relève.)
Le Comte, à part.

Cet homme ne m’est pas inconnu.

Figaro.

Eh ! non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…

Le Comte.

Cette tournure grotesque…

Figaro.

Je ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.

Le Comte.

Je crois que c’est ce coquin de Figaro.

Figaro.

C’est lui-même, monseigneur.

Le Comte.

Maraud ! si tu dis un mot…

Figaro.

Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré.

Le Comte.

Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…

Figaro.

Que voulez-vous, monseigneur, c’est la misère.

Le Comte.

Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

Figaro.

Je l’ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance…

Le Comte.

Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?

Figaro.

Je me retire.

Le Comte.

Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?

Figaro.

Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.

Le Comte.

Dans les hôpitaux de l’armée ?

Figaro.

Non, dans les haras d’Andalousie.

Le Comte, riant.

Beau début !

Figaro.

Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…

Le Comte.

Qui tuaient les sujets du roi !

Figaro.

Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

Le Comte.

Pourquoi donc l’as-tu quitté ?

Figaro.

Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des puissances.

L’Envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…