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Qu’est-ce que cela me fait à moi ? l’on sent bien que c’est pour lui seul que j’en parle.

Il est temps de laisser cet adversaire, quoiqu’il soit à la tête des gens qui prétendent que, n’ayant pu me soutenir en cinq actes, je me suis mis en quatre pour ramener le public. Et quand cela serait ! Dans un moment d’oppression, ne vaut-il pas mieux sacrifier un cinquième de son bien que de le voir aller tout entier au pillage ?

Mais ne tombez pas, cher lecteur… (monsieur, veux-je dire), ne tombez pas, je vous prie, dans une erreur populaire qui ferait grand tort à votre jugement.

Ma pièce, qui paraît n’être aujourd’hui qu’en quatre actes, est réellement, et de fait, en cinq, qui sont le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième, à l’ordinaire.

Il est vrai que, le jour du combat, voyant les ennemis acharnés, le parterre ondulant, agité, grondant au loin comme les flots de la mer, et trop certain que ces mugissements sourds, précurseurs des tempêtes, ont amené plus d’un naufrage, je vins à réfléchir que beaucoup de pièces en cinq actes (comme la mienne), toutes très bien faites d’ailleurs (comme la mienne), n’auraient pas été au diable en entier (comme la mienne), si l’auteur eût pris un parti vigoureux (comme le mien).

Le dieu des cabales est irrité, dis-je aux comédiens avec force :

Enfants, un sacrifice est ici nécessaire.

Alors, faisant la part au diable, et déchirant mon manuscrit : Dieu des siffleurs, moucheurs, cracheurs, tousseurs et perturbateurs, m’écriai-je, il te faut du sang : bois mon quatrième acte, et que ta fureur s’apaise !

À l’instant vous eussiez vu ce bruit infernal qui faisait pâlir et broncher les acteurs, s’affaiblir, s’éloigner, s’anéantir ; l’applaudissement lui succéder, et des bas-fonds du parterre un bravo général s’élever en circulant jusqu’aux hauts bancs du paradis.

De cet exposé, monsieur, il suit que ma pièce est restée en cinq actes, qui sont le premier, le deuxième, le troisième au théâtre, le quatrième au diable, et le cinquième avec les trois premiers. Tel auteur même vous soutiendra que ce quatrième acte, qu’on n’y voit point, n’en est pas moins celui qui fait le plus de bien à la pièce, en ce qu’on ne l’y voit point.

Laissons jaser le monde ; il me suffit d’avoir prouvé mon dire ; il me suffit, en faisant mes cinq actes, d’avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, et d’avoir mis ainsi l’honneur de la règle à couvert.

Par le second arrangement, le diable a son affaire ; mon char n’en roule pas moins bien sans la cinquième roue ; le public est content, je le suis aussi. Pourquoi le journal de Bouillon ne l’est-il pas ? — Ah ! pourquoi ? C’est qu’il est bien difficile de plaire à des gens qui, par métier, doivent ne jamais trouver les choses gaies assez sérieuses, ni les graves assez enjouées.

Je me flatte, monsieur, que cela s’appelle raisonner principes, et que vous n’êtes pas mécontent de mon petit syllogisme.

Reste à répondre aux observations dont quelques personnes ont honoré le moins important des drames hasardés depuis un siècle au théâtre.

Je mets à part les lettres écrites aux comédiens, à moi-même, sans signature, et vulgairement appelées anonymes : on juge à l’âpreté du style que leurs auteurs, peu versés dans la critique, n’ont pas assez senti qu’une mauvaise pièce n’est point une mauvaise action, et que telle injure convenable à un méchant homme est toujours déplacée à un méchant écrivain. Passons aux autres.

Des connaisseurs ont remarqué que j’étais tombé dans l’inconvénient de faire critiquer des usages français par un plaisant de Séville à Séville, tandis que la vraisemblance exigeait qu’il s’étayât sur les mœurs espagnoles. Ils ont raison : j’y avais même tellement pensé, que, pour rendre la vraisemblance encore plus parfaite, j’avais d’abord résolu d’écrire et de faire jouer la pièce en langage espagnol ; mais un homme de goût m’a fait observer qu’elle en perdrait peut-être un peu de sa gaieté pour le public de Paris, raison qui m’a déterminé à l’écrire en français : en sorte que j’ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaieté, mais sans pouvoir parvenir à dérider le journal de Bouillon.

Un autre amateur, saisissant l’instant qu’il y avait beaucoup de monde au foyer, m’a reproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à On ne s’avise jamais de tout. — Ressembler, monsieur ! Je soutiens que ma pièce est On ne s’avise jamais de tout lui-même. — Et comment cela ? — C’est qu’on ne s’était pas encore avisé de ma pièce. L’amateur resta court ; et l’on en rit d’autant plus, que celui-là qui me reprochait On ne s’avise jamais de tout est un homme qui ne s’est jamais avisé de rien.

Quelques jours après (ceci est plus sérieux), chez une dame incommodée, un monsieur grave, en habit noir, coiffure bouffante, et canne à corbin, lequel touchait légèrement le poignet de la dame, proposa civilement plusieurs doutes sur la vérité des traits que j’avais lancés contre les médecins. Monsieur, lui dis-je, êtes-vous ami de quelqu’un d’eux ? Je serais désolé qu’un badinage… — on ne peut pas moins : je vois que vous ne me connaissez pas : je ne prends jamais le parti d’aucun ; je parle ici pour le corps en général. — Cela me fit beaucoup chercher quel homme ce pouvait être. En fait de plaisanterie, ajoutai-je, vous savez, monsieur, qu’on ne demande jamais si l’histoire est vraie, mais si elle est bonne. — Eh ! croyez-vous moins perdre à cet examen qu’au premier ? — À merveille, docteur, dit la dame. Le monstre qu’il est ! n’a-t-il pas osé parler aussi mal de nous ? Faisons cause commune.

À ce mot de docteur, je commençai à soupçonner qu’elle parlait à son médecin. Il est vrai, madame et monsieur, repris-je avec modestie, que je me suis permis ces légers torts, d’autant plus aisément qu’ils tirent moins à conséquence.

Eh ! qui pourrait nuire à deux corps puissants, dont l’empire embrasse l’univers et se partage le monde ! Malgré les envieux, les belles y régneront toujours par le plaisir, et les médecins par la douleur : et la brillante santé nous ramène à l’amour, comme la maladie nous rend à la médecine.

Cependant je ne sais si, dans la balance des avantages, la Faculté ne l’emporte pas un peu sur la beauté. Souvent on voit les belles nous renvoyer aux médecins ; mais plus souvent encore les médecins nous gardent, et ne nous renvoient plus aux belles.

En plaisantant donc, il faudrait peut-être avoir égard à la différence des ressentiments, et songer que, si les belles se vengent en se séparant de nous, ce n’est là qu’un mal négatif ; au lieu que les médecins se vengent en s’en emparant, ce qui devient très-positif ;

Que, quand ces derniers nous tiennent, ils font de nous tout ce qu’ils veulent ; au lieu que les belles, toutes belles qu’elles sont, n’en font jamais que ce qu’elles peuvent ;

Que le commerce des belles nous les rend bientôt moins nécessaires ; au lieu que l’usage des médecins finit par nous les rendre indispensables ;

Enfin, que l’un de ces empires ne semble établi que pour assurer la durée de l’autre ; puisque, plus la verte