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vigueur que l’austérité d’un carême entier, et la fatigue de dix-sept séances publiques, n’ont pas encore altérée. Mais qui sait combien cela durera ? Je ne voudrais pas jurer qu’il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre nation est inconstante et légère.

Les ouvrages de théâtre, monsieur, sont comme les enfants des femmes. Conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur, et vivant rarement assez pour payer les parents de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu’ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière ; à peine ils voient le jour, que, sous prétexte d’enflure, on leur applique les censeurs ; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel parterre les rudoie et les fait tomber. Souvent, en les berçant, le comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas ! traînants partout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d’extraits, et couverts de critiques. Échappés à tant de maux, s’ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint : le mortel oubli les tue ; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l’immensité des livres.

Je demandais à quelqu’un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le parterre et l’auteur, à la première représentation des ouvrages, même de ceux qui devaient plaire un autre jour. Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denys sont morts de joie d’avoir remporté le prix des vers au théâtre ? Nous aimons trop nos auteurs pour souffrir qu’un excès de joie nous prive d’eux, en les étouffant : aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu’ils puissent en expirer de plaisir.

Quoi qu’il en soit des motifs de cette rigueur, l’enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier, tant dédaigné le premier jour, loin d’abuser le surlendemain de son triomphe, ou de montrer de l’humeur à ses critiques, ne s’en est que plus empressé de les désarmer par l’enjouement de son caractère.

Exemple rare et frappant, monsieur, dans un siècle d’ergotisme où l’on calcule tout jusqu’au rire ; où la plus légère diversité d’opinions fait germer des haines éternelles ; où tous les jeux tournent en guerre ; où l’injure qui repousse l’injure est à son tour payée par l’injure, jusqu’à ce qu’une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l’aigreur à l’infini, depuis le rire jusqu’à la satiété, jusqu’au dégoût, à l’indignation même du lecteur le plus caustique.

Quant à moi, monsieur, s’il est vrai, comme on l’a dit, que tous les hommes soient frères (et c’est une belle idée), je voudrais qu’on pût engager nos frères les gens de lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les libellistes qui s’en acquittent si bien, ainsi que les injures à nos frères les plaideurs… qui ne s’en acquittent pas mal non plus ! Je voudrais surtout qu’on pût engager nos frères les journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les fils d’Apollon, et font rire la sottise aux dépens de l’esprit.

Ouvrez un journal : ne semble-t-il pas voir un dur répétiteur, la férule ou la verge levée sur des écoliers négligents, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir ? Eh ! mes frères, il s’agit bien de devoir ici ! La littérature en est le délassement et la douce récréation.

À mon égard au moins, n’espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle : il est incorrigible ; et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s’élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l’air, y fait la roue, et revient encore. Si quelque joueur adroit veut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur : s’il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m’amuse, et la partie s’engage. Alors on pourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avec une prestesse, une agilité, propre à réjouir autant les spectateurs qu’elle animerait les acteurs.

Telle au moins, monsieur, devrait être la critique ; et c’est ainsi que j’ai toujours conçu la dispute entre les gens polis qui cultivent les lettres.

Voyons, je vous prie, si le journaliste de Bouillon a conservé dans sa critique ce caractère aimable et surtout de candeur pour lequel on vient de faire des vœux.

La pièce est une farce, dit-il.

Passons sur les qualités. Le méchant nom qu’un cuisinier étranger donne aux ragoûts français ne change rien à la saveur. C’est en passant par ses mains qu’ils se dénaturent. Analysons la farce de Bouillon.

La pièce, a-t-il dit, n’a pas de plan.

Est-ce parce qu’il est trop simple qu’il échappe à la sagacité de ce critique adolescent ?

Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille : un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du tuteur. Voilà le fond, dont on eût pu faire avec un égal succès une tragédie, une comédie, un drame, un opéra, et cætera. L’Avare de Molière est-il autre chose ? le grand Mithridate est-il autre chose ? Le genre d’une pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en œuvre.

Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu’une pièce amusante et sans fatigue, une espèce d’imbroille, il m’a suffi que le machiniste, au lieu d’être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises, pour que l’ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie : et de cela seul que le tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu’on trompe au théâtre, il a résulté beaucoup de mouvement dans la pièce, et surtout la nécessité d’y donner plus de ressort aux intrigants.

Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j’avais voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramatique, imagine-t-on que j’aurais manqué de moyens dans une aventure dont je n’ai mis en scènes que la partie la moins merveilleuse ?

En effet, personne aujourd’hui n’ignore qu’à l’époque historique où la pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s’échauffer, comme qui dirait derrière la toile, entre le docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint aux coups. Le docteur, étrillé par Figaro, fit tomber en se débattant le rescille ou filet qui coiffait le barbier, et l’on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête rasée. Suivez-moi, monsieur, je vous prie.

À cet aspect, moulu de coups qu’il est, le médecin s’écrie avec transport : Mon fils ! ô ciel, mon fils ! mon cher fils !… Mais avant que Figaro l’entende, il a redoublé de horions sur son cher père. En effet, ce l’était.

Ce Figaro, qui pour toute famille avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Le médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d’une personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.

Mais, avant de les quitter, le désolé Bartholo, frater alors, a fait rougir sa spatule ; il en a timbré son fils à l’occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort