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LES DEUX AMIS, ACTE III, SCÈNE II.

MÉLAC FILS, tremblant.

Hier encore je l’ai vu, mon père.

AURELLY.

Cent mille francs à vous, destinés à l’établissement de votre fils, où sont-ils ?

MÉLAC PÈRE.

Toutes les pertes du monde me toucheraient moins que l’impossibilité de justifier ma conduite.

AURELLY.

Vous gardez le silence avec moi ?

MÉLAC FILS.

Mon père…

MÉLAC PÈRE.

Plus vous êtes mon ami, moins je puis parler.

AURELLY.

Votre ami !… je ne le suis plus.

MÉLAC FILS.

Ah ! monsieur !

AURELLY.

« Si c’était moi ? » me disait-il ce matin. — Ainsi donc, en défendant les malhonnêtes gens, c’était ta cause que tu plaidais ?

MÉLAC PÈRE.

Je n’ai plaidé que celle des infortunés.

AURELLY.

Avec quel sang-froid… Je mourrais de douleur si rien de semblable…

MÉLAC PÈRE, vivement.

Ami, je n’en suis que trop certain.

AURELLY.

Et tu soutiens mes reproches !

MÉLAC PÈRE.

Plût au ciel que j’eusse pu les éviter !

AURELLY.

En fuyant honteusement.

MÉLAC PÈRE.

Moi, fuir !

AURELLY.

Ne partiez-vous pas ? — Je ne parle point du tort que tu fais à tes garants ; mais, malheureux, n’avez-vous donc attendu, pour vous déshonorer, que le temps nécessaire pour apprendre à n’en point rougir ?

MÉLAC FILS, pénétré.

Ah ! monsieur !

MÉLAC PÈRE, avec dignité.

N’avez-vous jamais été blâmé pour l’action même dont votre vertu se glorifiait ?

AURELLY, s’échauffant.

Invoquer la vertu lorsqu’on manque à l’honneur !

MÉLAC FILS, d’un ton sombre.

Monsieur…

MÉLAC PÈRE, avec douceur.

Aurelly, je puis beaucoup souffrir de vous.

AURELLY, avec feu.

Les voilà donc, ces philosophes ! Ils font indifféremment le bien ou le mal, selon qu’il sert à leurs vues !…

MÉLAC FILS, plus fort.

Monsieur Aurelly !…

AURELLY.

Vantant à tout propos la vertu, dont ils se moquent ; et ne songeant qu’à leurs intérêts, dont ils ne parlent jamais !

MÉLAC FILS, s’échauffant.

Monsieur Aurelly !…

AURELLY, plus vite.

Comment un principe d’honnêteté les arrêterait-il, eux qui n’ont jamais fait le bien que pour tromper impunément les hommes ?

MÉLAC PÈRE, avec douleur.

J’ai pu quelquefois me tromper moi-même…

AURELLY, en fureur.

Un honnête homme qui s’est trompé ne rougit pas de mettre sa conduite au grand jour.

MÉLAC PÈRE.

Il est des moments où, forcé de se taire, il doit se contenter du témoignage de son cœur.

AURELLY, hors de lui.

Le témoignage de son cœur ! L’intérêt personnel renverse ici toutes les idées.

MÉLAC PÈRE, emporté par la chaleur d’Aurelly.

Eh bien ! injuste ami… À part.) Ah ! dieux ! qu’allais-je faire ?

AURELLY.

Tu voulais parler.

MÉLAC PÈRE, avec chagrin.

Je ne répondrai plus.

(Il va s’asseoir.)
AURELLY, indigné.

Va, tu me fais bien du mal ; tu me rends à jamais soupçonneux, méfiant et dur. Toutes les fois que je verrai l’empreinte de la vertu sur le visage de quelqu’un, je me souviendrai de toi.

MÉLAC FILS, en colère.

Finissez, monsieur !

AURELLY.

Je dirai : Ce masque imposteur m’a séduit trop longtemps, et je fuirai cet homme.

MÉLAC FILS.

Finissez, vous dis-je ! quittez ce ton outrageant ! De quel droit osez-vous le prendre avec mon père ?

AURELLY.

Quel droit, jeune homme ? Celui que toute âme honnête a sur un coupable.

MÉLAC FILS.

L’est-il à votre égard ?

AURELLY.

Oui, puisqu’il se manque à lui-même.

MÉLAC FILS, outré.

Arrêtez ! ou je ne garde plus de mesure avec vous !…

MÉLAC PÈRE, se levant.

Quel emportement, mon fils ! Il a raison ; et si j’avais à rougir de ma conduite, les reproches de cet honnête homme… Laissez-nous.