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LETTRES DE VOYAGE

légende dont cette cérémonie est destinée à perpétuer la mémoire.

« Ce qui se passa après que le mokaddem eut fait signe d’apporter les nourritures est si étrange, que je supplie mes lecteurs de croire littéralement tout ce que je vais leur dire. Mon récit ne contient aucune exagération, d’abord parce que l’exagération n’est pas possible dans la peinture de ce monstrueux délire, qui laisse loin derrière lui les visions de Smarra, et les caprices de Goya, le graveur des épouvantes nocturnes. Des crapauds, des scorpions, des serpents de différentes espèces, furent tirés de petits sacs, et dévorés vivants par les Aïssaoua, avec des marques d’indicible plaisir ; ceux-ci léchaient des pelles ou des bêches rougies au feu ; ceux-là mâchaient des charbons ardents ; d’autres puisaient des terrines de couscoussou mélangé de verre pilé et de tessons, ou mordaient des feuilles de cactus dont les épines leur traversaient les joues. J’ai gardé longtemps plusieurs de ces feuilles épaisses et dures comme des semelles de bottes qui portaient, découpées à l’emporte-pièce, l’empreintes des dents de ces étranges gastronomes.

« Chacun en dévorant sa dégoûtante pâture, imitait le cri d’un animal, qui, le rugissement du lion, qui, le sifflement de la vipère, qui, le renâclement du chameau, ou poussait des cris inarticulés, spasmes de l’extase, échappements de l’hallucination, appels aux visions inconnues perceptibles pour le croyant seul.

« Les plus fervents se couchaient sur des lits de braises comme sur des lits de roses ; et dans cette position de Guatimozin, leur visage s’illuminait d’une indicible expression de volupté céleste qui rappelait l’expression