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AGAR.

(F) Jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, pour le moins. ] En voici la preuve. Ismaël avait quatorze ans lorsque Isaac naquit ; car il était né lorsqu’Abraham avait quatre-vingt six ans [1], et Abraham était âgé de cent ans lorsque Sara enfanta Isaac[2]. Or celui-ci était sevré avant que l’on chassât Ismaël ; donc, etc. Je ne n’arrête point à l’opinion de ces Juifs qui croyaient qu’Isaac avait tété pendant douze ans ou pendant cinq ans [3] ; car si j’y faisais quelque fond, j’aurais donné une plus longue durée au séjour d’Ismaël chez Abraham que celle qu’on vient de lire. Voyez la remarque (H).

(G) Qu’Ismaël se moquait de quelque chose. ] La version des Septante porte que la mauvaise humeur de Sara vint de ce qu’elle aperçut Ismaël jouant avec Isaac. La Vulgate les a suivis en cela, cùm vidisset Sara filium Agar Ægyptiæ ludentem cum filio suo. Le texte hébreu ne particularise rien ; il nous laisse à deviner si le fils d’Agar se moqua de Sara ou d’Isaac, ou du festin qui fut fait quand on sevra Isaac, ou de telles autres choses ; ou bien s’il fit trop le familier et le supérieur avec Isaac, ou enfin s’il le voulut battre. Il y a des interprètes qui ont là-dessus bien des pensées frivoles ; car ils croient que Sara vit, ou qu’Ismaël faisait des actes d’idolâtrie, ou qu’il poussait le jeu à des impudicités, ou qu’il voulait battre Isaac : Hebræi nonnulli accipiunt de lusu idololatriæ, quasi videlicet idola fingentem et colentem Ismaëlem vidisset Sara... Alii venereum hunc fuisse lusum statuunt..… et detectionem turpitudinis. Neque desunt qui Ismaëlem fratri necem molitum esse existiment[4]. Il faisait bien plus, selon quelques-uns, que le vouloir battre, car ils prétendent qu’il lui tira un coup de flèche pour le tuer[5]. Le mot hébreu, dit-on[6], signifie quatre choses dans l’Écriture : le passe-temps, l’idolâtrie, le jeu d’amour, et un combat à outrance. Pour prouver la troisième signification, on se sert du chapitre XXVI de la Genèse, où il est dit qu’Abimelech regardant par la fenêtre vit Isaac se jouant avec Rebecca sa femme. Mais c’est étendre la signification de ce mot au delà de ses justes bornes que de prétendre qu’il signifie en cet endroit-là l’œuvre de la chair. Il suffit de le prendre pour une certaine privauté qui prouve entre honnêtes gens qu’on n’est point frère et sœur, mais mari et femme ; car c’est la conclusion qu’Abimelech en tira. Je ne trouverais rien de plus plausible que ceci : c’est qu’Ismaël avait témoigné des airs de mépris qui firent craindre à Sara qu’il ne voulût un jour disputer le droit d’aînesse si l’on n’y remédiait de bonne heure.

(H) Que son fils mourait de soif. ] En supposant que la moquerie dont Sara fut si choquée se passa à l’occasion du festin qui fut donné lorsque l’on sevra Isaac, il faudrait qu’Ismaël eût été chassé à l’âge d’environ seize ans. Que si l’on suppose que cette moquerie fut de beaucoup postérieure au festin, on augmentera d’autant l’âge qu’il avait en sortant de chez son père. Mais prenons la chose au pis, ne lui donnons que seize ans : n’est-il pas bien étrange qu’à cet âge-là sa mère soit contrainte de le porter sur ses épaules, de le mettre sous un arbrisseau, de le lever, de le prendre dans ses mains, et de lui donner à boire ? Qu’on lise cet endroit de l’Écriture, tout y porte, par rapport à Ismaël, l’image d’un enfant qui est au maillot, ou peu s’en faut. On ne saurait sortir de cet abîme en supposant que ce fait n’a pas été mis à sa place ; car il est expressément déclaré que Sara fit chasser Ismaël, parce qu’elle ne voulait point qu’il partageât l’héritage avec Isaac. Ismaël ne fut donc chassé qu’après la naissance d’Isaac ; et par conséquent il devait être aussi propre que sa mère à chercher de l’eau, et il n’était plus, οἷοὶ νῦν βροτοί εἰσιν, un petit enfant à être porté

  1. Genèse, XVI, 16.
  2. Genèse, XXI, 5.
  3. Apud Hieronymum, cap. XXI, in Tradit. Hebraïcis. Vide Salian. Annal., tom. I, pag. 474. Cornelius à Lapide, in Genes., pag. 199, tient pour certain qu’Isaac ne fut sevré qu’à cinq ans : Salian, pag. 474, cite pour la même opinion, qui est la sienne, saint Jérôme, del Rio, Pererius.
  4. Heidegg. Hist. Patriarch. pag. 205.
  5. R. Eliezer, Pirke, cap. XXX, dans le même ouvrage d’Heidegger, qui cite aussi le Baal Hathurim.
  6. Lyranus, apud Pererium in Genes., cap. XXI.