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ACHILLE.

mais, quand on consulte Athénée même, on voit qu’il ne dit rien touchant la moelle, et qu’il se contente d’attaquer la dureté des os du lion [1], laquelle Aristote fait si grande, qu’il dit que lorsqu’ils s’entrechoquent il en sort des étincelles comme d’un caillou. On pourrait nier cela sans douter qu’ils ne fussent destitués de moelle. Ce pourrait donc être un fait constant, et que M. Furetière aurait dû mêler parmi les autres remarques qu’il rapporte sous le mot Lion, si l’on n’avait enfin vérifié le contraire. Borrichius parle de deux anatomies de lion faites à Copenhagen, l’une il y avait seize ans, l’autre depuis deux ans, et il assure qu’elles firent voir beaucoup de moelle, copiosam medullam, dans les os de cet animal, et même dans la plupart des os ; et il cite Severin, qui rapporte que Tibère Carrafa nourrit un lion, dont les os furent trouvés creux et moelleux, comme ceux des autres bêtes[2]. Mais quand même il serait constant que les lions n’ont point de moelle, M. de Girac n’aurait pas dû recourir à cette raison, puisque ce n’est pas ainsi qu’on réfute les faits empruntés de la mythologie païenne, et principalement lorsqu’on a dit qu’aucun auteur digne de foi n’en parle. Le seul témoignage de quelques auteurs anciens suffit alors à faire perdre hautement le procès, quand même les naturalistes nous apprendraient l’impossibilité de la chose.

D’où il paraît que Barthius s’engage dans une réfutation superflue, lorsqu’en commentant les vers de Stace que j’ai rapportés ci-dessus, il s’écrie fort sérieusement : C’est une étrange fable, ingens fabula ; puisqu’un enfant qui prendrait quelque chose de semblable, ne fût-ce qu’en suçant, périrait, n’y ayant pas jusqu’à l’haleine des lions qui ne soit venimeuse, principalement pour un tel âge. Ensuite de quoi il cite un passage d’Aristote, portant que les lions n’ont point de moelle. Peine perdue que tout cela ; parce que les anciens eux-mêmes, qui avaient un peu examiné les choses, ne regardaient tous ces contes que comme des jeux d’esprit. Ne serait-on pas bien de loisir, si l’on s’amusait à réfuter par la physique ce qui a été dit du talon du même Achille et de sa lèvre brûlée ? On a dit que sa mère l’ayant plongé dans les eaux du Styx pour le rendre invulnérable, ne put procurer cet avantage au talon, parce qu’elle tenait son fils par là. Fulgence, au chapitre VII du livre III, et le scoliaste d’Horace sur l’ode XIII du Livre V, marquent qu’elle le tint par le talon. Ceux qui disent qu’il mourut d’une blessure au talon comme Hygin au chapitre CVII, et Quintus Calaber au vers 62 du IIIe. livre, conviennent au fond avec les deux autres. Servius, sur le vers 57 du VIe. livre de l’Enéide, dit en général qu’il était invulnérable, exceptâ parte quâ à matre tentus est. D’autres ont dit que, pour consumer tout ce que le corps de son fils avait de mortel, elle le mettait sous la braise toutes les nuits, et que le jour elle l’oignait d’ambroisie, et qu’il n’y eut qu’une des lèvres de l’enfant qui fut brûlée ; ce qui avint à cause qu’il s’était léché cette partie.

Il y a plusieurs auteurs qui rapportent cette conduite de Thétis, et qui disent même que par ce manége, elle avait fait périr six de ses enfans, lorsque son mari l’y ayant surprise, fut cause qu’Achille, qui était le septiéme, en réchappa[3]. Néanmoins, Tzetzès s’inscrit en faux contre ce conte, et dit qu’il ne sait d’où Lycophron a pu pêcher cette menterie que Thétis eut sept enfans de Peleüs[4]. Autre exemple à joindre à celui de M. de Girac, pour montrer le danger à quoi l’on s’expose par une confiance trop décisive : car M. de Méziriac cite quatre auteurs fort graves, qui tous s’accordent à ce qu’escrit Lycophron. On a bien raison de dire, lorsqu’on entend parler, ou de quelque phrase extraordinaire, ou de quelque fait inouï, que cela est bon pour attraper les parieurs, c’est-à-dire, certains savans téméraires qui sont toujours prêts, en ces sortes de rencontres, à parier que l’on ne trouvera point une telle chose dans

  1. Athenæi Deipnosoph, lib. VIII, cap. XI.
  2. Dans son Traité pro Hermetis, Ægyptiorum, et Chemicorum Sapientiâ, imprimé à Copenhague, l’an 1674, in-4.
  3. Apollodor. Biblioth lib. III ; Scholiast. Homeri Iliad. II, vs. 30 ; Scholiast. Aristoph. pag. 184, A.
  4. Voyez les Épîtres d’Ovide de Méziriac, pag. 248.