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VIE DE M. BAYLE.

scolastique, et je puis dire sans vanité que je ne m’en acquittais pas trop mal. Mais ce n’est plus cela, monsieur. Vous savez vous-même que la proposition qu’on me fit d’une classe me jeta dans les humanités, que je commençai à négliger la philosophie, que je quittai M. Descartes pour Homère et Virgile, et qu’étant allé à Copet, j’y ai perdu deux ans sans étudier ni humanités ni autre sorte de science, mais toute autre chose beaucoup plus que la philosophie. J’ai continué sur ce pied-là depuis mon retour en France, et comme je perds facilement les idées, je me vois réduit en un état, à l’heure que je vous écris ceci, que je ne sais pas les premiers éléments de logique. Je sais bien qu’un an employé, comme je vous le marquais dans mes précédentes, à étudier jour et nuit, disputer, soutenir des thèses, etc., me remettrait en haleine et me donnerait le courage de prêter le collet à tout venant. Mais c’est là le point. Où trouver cette année, et où les moyens de l’employer comme cela ? Dans l’état où je me trouve, je ne saurai me promettre de pouvoir étudier un bon quart d’heure sans mille interruptions. Je n’ai aucun livre de philosophie, il m’est impossible de faire des connaissances ; le peu de gens que je connais sont si difficiles à voir que je leur fais trois ou quatre fausses visites ; je ne sais même s’ils ont les livres qui me seraient nécessaires. Enfin, mon cher monsieur, mes rivaux ne sauraient être si reculés que moi au fait de la philosophie, ni si mal en état de se préparer à la joute. J’enrage et je me maudis moi-même de ne pouvoir répondre aux avances que vous avez faites en ma faveur. J’honore et j’admire M. Jurieu. Je souhaiterais ardemment d’être auprès de lui, de profiter de ses grandes et incomparables lumières, et je me trouve incapable de vous exprimer le ressentiment que j’ai pour les honorables dispositions qu’il me témoigne sur votre parole. Que vous dirai-je, mon cher monsieur ? C’est que je m’en vas repasser ma philosophie, acheter ou emprunter quelque bon cours, et l’étudier autant que les bruits et les clameurs de deux écoliers fous et indisciplinables, que j’ai sur les bras du matin au soir, me le voudront permettre, et, selon le progrès que je pourrai faire, je me résoudrai au voyage de Sedan de fort grand cœur, d’ici à cinq ou six mois. Quand même ce ne serait que pour voir Sedan, je m’y résoudrais, car cela ne saurait me nuire. Je mourrais de regret, mon cher monsieur, si vous vous vous étiez engagé, et que je ne m’engageasse pas pour vous dégager. Mon amitié me ferait précipiter plutôt que d’endurer que vous ne vous tirassiez pas d’affaire sur mon sujet. Mais encore un coup, mon cher monsieur,