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VIE DE M. BAYLE.

sensible. Je suis avec la plus ardente passion, madame ma très-honorée mère, votre, etc. »

M. Basnage était alors à Sedan, où il achevait sa théologie. M. Bayle lui faisait part de ce qu’il y avait de nouveau dans la littérature, et M. Basnage lisait ses lettres à M. Jurieu, ministre et professeur en théologie dans l’académie de Sedan. Comme M. Jurieu reviendra plus d’une fois dans ces mémoires, je commencerai ici à donner son caractère. Il avait l’esprit pénétrant, l’imagination féconde ; il écrivait bien et facilement. Quoi qu’il s’éloignât des sentimens des réformés en plusieurs choses, il ne laissait pas de s’ériger en zélé défenseur de l’orthodoxie (C). Présomptueux, il voulait dominer partout, et son orgueil lui faisait souffrir impatiemment tous ceux dont il regardait le mérite comme capable d’égaler ou d’obscurcir celui qu’il croyait avoir. L’attachement qu’il avait pour ses amis était réglé sur la déférence qu’ils avaient pour lui. Manquer aux égards qu’il exigeait, c’était assez pour s’attirer son indignation, et pour s’en faire un implacable ennemi. Cet esprit impérieux et turbulent lui faisait porter la discorde partout il allait, et le rendait odieux à tout le monde. C’est par-là qu’il avait été obligé de quitter les églises de Mer et de Vitry, et qu’il s’était attiré plusieurs mortifications à Sedan, où il ne laissait pas d’avoir un parti considérable.

Dans ce temps-là, M. Basnage ayant appris que l’académie de Sedan se proposait de donner un successeur à M. Pithois, un des professeurs en philosophie, âgé de quatre-vingts ans, il en avertit M. Bayle et l’exhorta à profiter de cette occasion pour se procurer un établissement solide et honorable. M. Bayle lui fit cette réponse le jour même qu’il entra chez M. de Béringhen :

« Je ne reçois jamais de vos lettres, dit-il [1], sans recevoir en même temps des marques de votre amitié, mais d’une amitié qui s’avise de tout ce qui peut se faire pour moi. La vieillesse de votre professeur serait une conjoncture favorable, si j’étais en état de profiter de vos bons offices. Mais, mon cher monsieur, j’ai à vous dire que depuis que j’ai quitté Genève je n’ai fait autre chose qu’oublier, et le manque de culture a si fort appesanti mon esprit, que je ne sais si par un retour à l’étude je le pourrais remettre en train. Assurément ce poste est cent fois meilleur que celui que je vais occuper : car enfin le caractère de précepteur est devenu si vil presque partout, qu’il n’est point de mérite personnel qui puisse sauver un homme de cette mésestime générale. C’est pourquoi je ne me rejette dans ce bourbier qu’a moi corps défendant. Je ne sais si M. de Béringhen ne serait pas venu à trente pistoles au cas que je l’eusse chicané. Mais mon honnêteté natu-

  1. Lettre du 3 d’avril 1675, p. 581, 582, du IVe. tome des Œuvres diverses de M. Bayle.