Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T16.djvu/277

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
VIE DE M. BAYLE.

vant que M. Abbadie eût songé au livre qu’on a contrefait en France [a], j’avais eu une querelle avec M. Arnauld, qui n’est qu’assoupie, au sujet des sensations. M. Arnauld a publié une belle Dissertation contre moi, sur le prétendu bonheur du plaisir des sens. C’est une réponse à l’apologie que j’avais publiée d’un article de mes Nouvelles de la République des lettres, dans lequel j’avais pris parti pour le père Malebranche contre M. Arnauld. J’avais soutenu que les plaisirs des sens sont un être ou une modification tout-à-fait spirituelle et incorporelle ; et qu’il n’y a point de plaisir, quelque grossier et brutal qu’il soit, qui ne puisse être par sa nature la modification de la plus pure de toutes les substances créées. De sorte que si présentement quelques plaisirs sont criminels, ce n’est que par accident et à cause des occasions où on les goûte ; c’est-à-dire, qu’ils sont une suite d’un acte de la volonté que nous connaissons être défendu de Dieu. Voilà ce qui ne regarde point la nature même des modifications de l’âme ; mais c’est seulement un rapport accidentel, ou ex instituto, fondé sur les lois que Dieu a révélées à l’homme, ou par sa parole, ou par la raison. Il s’ensuit de là, (je l’ai même dit, ce me semble), que les plaisirs du goût, de la vue et du toucher peuvent être communiqués sans l’intervention d’un organe corporel, ou que l’œil peut être indifféremment l’organe des plaisirs du goût ou de l’ouïe, comme il l’est ex instituto de ceux de la vue.

 » J’étais malade quand M. Arnauld me réfuta, et lorsque je fus guéri, le monde avait oublié le sujet de notre dispute : ainsi je n’ai pas répliqué jusqu’ici ; mais je le ferai en temps et lieu, et montrerai qu’on ne saurait tenir la spiritualité de notre âme sans admettre mon principe. »

(G p. 113.) M. Jurieu ne balança pas à lui attribuer cette réponse. ] Dans une de ses lettres pastorales, qui contient quelques réflexions sur des libelles qui venaient de France, à l’occasion des affaires du temps, après avoir parlé des écrits qu’on publiait en France contre les protestans, il ajoute : « [b] Nous voyons paraître depuis peu un libelle sous le titre de Réponse d’un nouveau converti à la lettre d’un réfugié, pour servir d’addition au livre de dom Denis de Sainte-Marthe. Ces messieurs ont beau se cacher sous des noms déguisés, on les connaît toujours. Nous n’avons pas de nouveau converti qui puisse écrire de cet air et de cette force sur la matière. Il faut être pénétré d’un esprit de persécution et plein d’un vieux levain pour écrire ainsi. Ne vous y trompez donc pas, ce n’est point un nouveau converti [c], c’est un vieil écolier des jésuites, et qui a très-bien profité de leurs leçons. » M. Huet, ministre réfugié, qui était alors à Dort, et qui passa ensuite à la Haye, fit une réponse à cet écrit, qui fut très-estimée. Elle parut sous le titre de Lettre écrite de Suisse en Hollande, pour suppléer au défaut de la réponse que l’on avait promise de donner à un certain ouvrage que M. Pelisson a publié sous le nom d’un nouveau converti, etc. Mais comme il y établissait la tolérance politique, et qu’en défendant ce que M. Bayle avait dit au sujet du supplice de Servet, il abandonnait M. Jurieu, celui-ci en fut si piqué qu’il le dénonça au synode de Leyden [d], composé de ses créatures, et le fit suspendre du ministère. Il se déchaîna ensuite contre lui dans ses libelles, et particulièrement dans son Tableau du Socinianisme, où il s’efforçait d’établir l’intolérance [e]. Cependant ce n’était pas à M. Huet qu’il en voulait : M. Bayle était son véritable objet. En faisant condamner le sentiment de M. Huet sur la tolérance, il cherchait à rendre odieux M. Bayle, qu’il regardait comme l’auteur du Commentaire philosophique.

  1. L’Art de se connaître soi-même, etc., qu’on avait réimprimé à Lyon.
  2. Lettre pastorale du 1 d’avril 1689, p. 117, c. 1 de l’édit. in-4o.
  3. M. Pelisson avait embrassé la religion romaine en 1670.
  4. Au mois de mai 1691.
  5. Voyez les lettres à M. Lenfant, du 25 de mai, et à M. Constant, du 16—26 de juillet 1690, avec les remarques, p. 321, 312, 325, 326.